Reconstruction

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Prologue

J’ai écrit l’essentiel de ce témoignage dans les premiers jours de septembre, il y a maintenant quatre ans. Depuis lors je l’ai lu, relu et retouché de nombreuses fois. Je l’ai beaucoup travaillé. Cela m’a aidé à digérer les expériences que je raconte et par conséquent à réparer au moins partiellement les dégâts qu’ils m’ont causés.

Je n’ai pas voulu citer les noms des personnes de l’Opus Dei que j’ai connues, toutefois toutes pourraient se reconnaître au cas, peu probable, où elles liraient ces pages.

Le texte original de mon témoignage est né de la nécessité d’un soulagement et de la reconstruction d’un passé quasi oublié au niveau conscient, mais qui continuait à me travailler intérieurement.

Dans cette dernière révision j’ai ôté les parties qui se réfèrent trop intimement à la vie d’autres personnes qui se sont trouvées dans ma biographie sans l’avoir voulu. J’ai aussi essayé d’approfondir les raisonnements pour expliquer les faits que je relate.

La première rédaction de cette biographie est née dix ans après que j’ai quitté l’œuvre. Jamais je n’avais lu de livres ni d’articles de presse critiques par rapport à l’institution. La critique et la lecture que je fais des faits et des événements ont mûri d’eux-mêmes en moi, je le dois au changement de type de vie, à l’expérience en première personne de devoir résoudre de façon autonome les problèmes de la vie quotidienne, à la psychothérapie et aux lectures qui, enfin, ne m’étaient plus interdites par la censure interne.

Dans les derniers temps, par contre, j’ai eu l’opportunité de lire beaucoup de livres et de témoignages de personnes qui se trouvaient dans des situations similaires à la mienne, et je m’étonnais de trouver tant de choses en commun, pas seulement en ce qui concerne les expériences concrètes vécues dans l’œuvre, mais aussi par les réflexions que chacun a faites durant les années qui ont suivies, quand il a pris de la distance par rapport aux faits et qu’il a acquis l’autonomie de pensée et de jugement.

Dans ce témoignage autobiographique j’ai essayé surtout de souligner l’"avant" et l’"après" Opus Dei : Ces circonstances éducatives et familiales qui ont rendu possible qu’avec, plus ou moins de consentement de ma part, l’Œuvre entre dans ma vie, et les circonstances qui ensuite ont rendu possible, avec le temps, que ma vie s’émancipe des séquelles idéologiques de la formation reçue, me permettant ainsi de récupérer ma vraie personnalité.

Je n’ai pas écrit pour juger ou pour répartir les fautes à moi ou aux autres, mais pour assumer plus efficacement la responsabilité de mon changement et peut être éviter que d’autres connaissent les mêmes expériences.

Elena Longo, Octobre 2003

Numéraire

Au début de la deuxième année du bac, j’ai rencontré le professeur de religion de l’année précédente qui me dit que peut-être je pourrais rencontrer un bon directeur spirituel si j’allais à une résidence universitaire dont il me donna l’adresse. Gagnant la résistance paternelle, on me permit de sortir et ainsi pour la première fois je suis allée à un centre de l’Opus Dei. La maison était belle, élégamment décorée, pleine de filles jeunes et sympathiques qui jouaient de la guitare, et qui me traitèrent tout de suite comme une vieille amie.

Ce comportement à eu un impact énorme sur moi, qui jusqu’alors m’étais toujours sentie étrangère dans tout environnement, il a produit en moi une énorme angoisse à trouver une échappée à l’environnement familial et une soif infinie de donner et de recevoir amitié et affection. J’ai commencé à aller dans ce centre avec autant de fréquence que me le permettait l’intransigeance de mon père. Il a été impressionné par l’éducation des personnes que je lui ai présentées en l’amenant au centre dans le but qu’il me laisse continuer d’y aller. De façon à éviter qu’il mette trop d’obstacles. Il a continué à me faire des difficultés, mais moins qu’avant (peut être s’était- il rendu compte qu’il ne pouvait pas tirer sur la corde indéfiniment) en tout cas j’ai continué utilisant le souvenir des "premiers chrétiens persécutés",que jamais jusqu’à maintenant je n’avais mis en pratique dans un contexte réel.

A l’heure actuelle je tiens à dire que toutes les choses négatives dont je parlerai, je les assume à la première personne durant toutes les années que j’ai appartenu à l’Opus Dei, avec la seule excuse que ce que j’ai fait je l’ai fait avec toute l’honnêteté et la rectitude pouvant venir d’une âme et d’une conscience déformées par l’immaturité affective et l’insécurité.

Dans l’œuvre neuf nouveaux éléments m’ont été donnés pour jouer à suivre les "premiers chrétiens persécutés", pas seulement dans l’intimité de ma fantaisie mais aussi dans les situations réelles que je découvrais. A quinze ans et demi, comme dans les romans de sainte Inès,sainte Cécile, sainte Eulalie et sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, je demandais l’admission dans l’Opus Dei en tant que numéraire. C’est à dire comme membre devant vivre la chasteté totale en plus de devoir vivre héroïquement toutes les vertus traditionnelles chrétiennes( pas seulement la pauvreté et l’obéissance bien que comme on nous le rabâchait,"nous ne sommes pas des religieux") et vivre, dès que possible, sous le même toit avec les autres numéraires, qui devinrent mon unique et véritable famille.

Les idéaux qui me furent proposés dans l’œuvre étaient sublimes : se sanctifier au milieu du monde étant comme du levain, par l’intermédiaire d’une préparation intellectuelle et doctrinale, en faisant de l’apostolat d’amitié et de confidence un service plein d’abnégation et sans limite. L’extrême rigueur du style de vie, l’obéissance totale aux désirs des directeurs, le don total de son intimité, l’absence totale de biens personnels, la mortification et la pénitence sévère, assouvirent ma soif d’héroïsme romantique et compensèrent dans ma vie l’absence d’aventures plus humaines et indubitablement et psychologiquement plus normales.

Sans aucune explication ("pour éviter les tentations", me diront-ils ) ils m’ont fait dire au garçon que j’avais rencontré l’été précédent que je ne voulais plus le voir. J’ai résisté à toutes ses tentatives pour me faire dire pourquoi, étant sûre de défendre ainsi mon amour exclusif pour le Christ.

Finalement "j’appartenais"à quelqu’un et à quelque chose, et cette prise de conscience me donna les forces et l’énergie nécessaires que je n’avais jamais eues avant ; toutes les difficultés disparurent. A seize ans et onze mois j’ai déménagé à Milan pour faire un Centre d’Etudes. J’ai habité là durant les deux années de formation ensuite je suis allée vivre de l’autre côté de la péninsule. A Palerme j’ai complété toutes mes études universitaires, en même temps que je collaborais à quelques travaux apostoliques que l’œuvre menait et m’occupais du travail de l’Administration, c’est à dire des tâches domestiques, surtout chez les hommes où vivent les membres de l’œuvre et parfois aussi des personnes externes. Dans les années 80, je suis retournée à Milan, obéissant aux indications des directrices.

Maturité et liberté intérieure

Toutes ces années j’ai appris à méditer et à prier. Et un beau jour, inoubliable, quelque chose de totalement nouveau a jailli en moi de ces tentatives incertaines, même s’il s’agissait peut-être d’une chose pas très surnaturelle : je me trouvais au bord d’un lac devant un paysage serein et tranquille. Je me transportais alors 2000 ans en arrière et ce fut comme si je voyais le Christ entouré de ses amis exposer sa doctrine, mettant ainsi en oeuvre la rédemption. Depuis cette « expérience », je me mis à imaginer l’évangile de telle sorte que je commençais à enseigner la doctrine chrétienne aux jeunes en leur racontant des histoires très suggestives. En faisant ainsi passer la difficulté des exigences morales d’une manière extrêmement accessible et fascinante auprès de mon auditoire, j’espérais qu’il suive le Christ à travers le don total à l’Opus Dei. Je crois que je suis arrivée à être très convaincante car je croyais dur à ce que je disais. Plus convaincante que d’autres peut-être mieux préparées que moi, qui déposaient joyeusement sur les épaules des autres, le fardeau d’exigences démesurées et injustifiables. Mon effort de « rationalisation » fut irrésistible pour beaucoup.

La forte tendance au rationalisme chrétien, basé sur « l’apologétique » (défense de la religion catholique NDT) et la « dialectique théologique » qui existent dans l’Opus Dei, accentuèrent la tendance à valoriser en moi une dimension intellectuelle au détriment d’une affectivité chaque fois plus opprimée et immature qui pendant longtemps m’a posé de grands problèmes. L’apostolat « d’amitié et de confiance » est devenu pour moi une véritable spécialité. En effet, libérée du joug paternel et dorénavant avec le prétexte d’agir pour la plus grande gloire de Dieu, je pouvais et devais créer et cultiver le plus d’amitiés possibles, naturellement seulement féminines, pour amener à Dieu le plus grand nombre de personnes possibles.

Finalement, pour moi l’Opus Dei a été parfait pour travailler mon imagination et cela a eu du succès : on m’a donné des charges chaque fois plus importantes et très jeune, je suis arrivée à avoir des responsabilités de gouvernement au niveau national. Dans les années 80, j’avais à peine 25 ans, je terminais ma licence de philosophie avec mention d’honneur et je suis devenue la responsable nationale des activités apostoliques de l’œuvre auprès des jeunes.

Mon père m’avait appris l’obéissance (envers lui et la morale catholique qu’il m’avait inculquée) comme étant l’une des plus grandes vertus chrétiennes, et surtout il m’avait appris que la désobéissance était la source de tous les désordres et qu’avec elle, il était impossible de construire quelque chose de bon dans la société. Je suis passée de l’obéissance envers lui, à l’obéissance au nom d’un bien supérieur, ce qui supposait que je continuais à obéir à une autre entité supérieure, mais tout en obéissant j’ai continué à croire qu’obéir était ce qu’il y avait de mieux pour aplatir mon « moi » exigeant. J’ai basé ma morale sur ces critères pendant des années. L’Opus dei a accentué cette déformation, et dans la formation que j’ai reçue, comme toutes les autres personnes de l’institution, on soulignait démesurément l’importance doctrinale et ascétique de l’obéissance, la soumission totale et sans critique au magistère de l’Eglise (interprété par le Père et les indications que celui-ci faisait aux directeurs et qui se basaient principalement sur une doctrine « tridentine »), l’importance de s’identifier au « bon esprit » autrement dit, une hiérarchie de valeurs, un ensemble de normes et de réactions aux situations qui finissaient par se vivre d’une manière instinctive.

Dans l’Opus Dei, on parle beaucoup de la liberté dont jouissent les membres. Je dois reconnaître que je n’ai jamais reçu d’indications pour voter pour qui que ce soit et que les directrices m’ont laissé faire les études de mon choix. Quant à mon travail professionnel, je ne l’ai jamais exercé pendant les années où j’ai été numéraire. Et en tant que directrice spirituelle, j’ai toujours évité de donner aux autres des indications concrètes sur leur travail. Mais cela ne veut pas dire que j’ai vraiment été libre dans tous les domaines, car les moyens utilisés dans l’œuvre pour contrôler les décisions et les comportements des membres ou sympathisants est différent : on l’appelle « bon esprit ».

Le « bon esprit » est une espèce de loi non écrite qui se grave au plus intime de nous-même tout au long de la formation incessante dans l’œuvre. Formation distillée lentement à travers mille petits détails qui s’accumulent dans la personnalité, jusqu’à former une sorte de deuxième nature et de deuxième conscience. Elle s’entretient par des méthodes difficiles à définir : d’innombrables détails qui tendent à changer la forme d’être et d’agir pour adhérer au « bon esprit », ainsi qu’à travers d’innombrables, minuscules (ou pas si minuscules que ça) frustrations et punitions lorsque l’on ne vit pas de manière cohérente « le bon esprit ». Il n’est donc pas nécessaire de le mettre par écrit pour le transmettre et en effet les mille critères et comportements de « bon esprit » ne sont pas écrits généralement dans les documents officiels de l’œuvre mais leur existence est maintenue à travers une espèce de tradition orale : des exemples cités dans les cours de formation, que suivent conformément les personnes les plus intégrées au système et qui se donnent en exemple aux autres. Il y a des tas d’anecdotes de souvenirs, de comportements du fondateur ou des plus anciens de l’œuvre que l’on utilise, en faisant comprendre implicitement que ces comportements, ces manières de penser, ces critères et ces jugements sont « de bon esprit » : ceux qui satisfont le Père, ceux qui font que l’œuvre est féconde dans ses apostolats, ceux qui mènent à la sainteté celui qui les pratique...

On peut probablement trouver ce genre de règles dans d’autres organisations de l’Eglise. Mais si elles sont ici discutables, c’est parce que l’Opus Dei manifeste une extrême intolérance (discrète et sous-entendue mais non moins intransigeante) qui pousse à une marginalisation inexorable celui qui s’éloigne des critères du « bon esprit ». Et cela se pratique, paradoxalement, dans une association qui revendique la liberté et le pluralisme.

Ainsi dans l’œuvre, on est à la fois prisonnier et gardien de la même prison. Les personnes, si elles ont « bon esprit », exercent sur elles-mêmes une vigilance étroite, sont les censeurs intraitables de leurs propres fautes et se transforment en auto-délateurs devant le tribunal de leur propre direction spirituelle.

Les directeurs sont, en principe, les personnes qui incarnent le mieux les critères du « bon esprit » créant ainsi une sorte de sélection anti-naturelle qui fait croître et prospérer le type même du numéraire qui vit et exalte le « bon esprit » : une personne qui ne se pose jamais de questions sur l’œuvre ; qui étouffe le moindre doute comme s’il s’agissait d’une tentation ; qui repousse comme une infidélité les particularités de chaque personne... car le plus important est la fidélité à l’esprit de l’œuvre.

Ces comportements sont aussi très loin de la vertu de la sincérité. Chaque vertu -chrétienne ou humaine- pour l’être réellement doit être nourrie par la liberté, non seulement dans la liberté des conditionnements externes mais aussi et surtout dans la liberté intérieure elle-même. Dans l’Opus Dei si on a « bon esprit », cela n’arrive pas comme ça. On doit raconter au directeur ou à la directrice, dans l’entretien hebdomadaire de direction spirituelle, la plus petite pensée qui puisse supposer un attentat contre la foi ou la pureté ou la vocation ou une critique ou une intolérance envers ce que disent ou font les directeurs et le prélat.

Il n’y a pas de bon sens possible dans tout cela ; les critères prédéterminés sont trop clairs. Chaque fois que j’ai essayé de penser avec ma conscience, je me sentais prise d’un grand remord que je n’arrivais jamais à surmonter, et finalement je devais me contraindre à revenir vers celle qu’on appelle « la bonne mère », à l’œuvre, pour retrouver ainsi une sorte de sérénité et de paix intérieure.

Crise de vocation

Quand j’évoque, un peu plus haut, ce travail d’approche de nouvelles vocations pour l’Opus Dei, je touche à un sujet qui m’apparaît aujourd’hui (avec beaucoup de recul) comme étant la chose la plus immorale de tout ce système : un prosélytisme incessant qui consiste à attirer le plus de personnes possibles, sans tenir compte de leurs circonstances personnelles et familiales, de leurs aptitudes ou de leur caractère. Et cela en leur faisant croire que la volonté de Dieu se manifeste à travers la volonté de ceux qui appartiennent à cette organisation. Seules des expériences sexuelles antérieures, un comportement trop déluré ou un manque d’attirance pour l’oeuvre, peut empêcher une personne qui est l’objet de nos persécutions prosélytes, de tomber dans les filets de l’Opus Dei. Je parle ici des femmes, car dans l’Opus Dei, il y a une séparation radicale entre les sections féminine et masculine de l’institution. Je croyais à ce que je faisais, donc je le faisais avec passion : négligeant les heures de sommeil, la fatigue des voyages, offrant les pénitences les plus originales, stimulée par mon imagination et mon enthousiasme à obtenir des vocations.

Mais, même avec cet enthousiasme, je ne ressentais pas toujours la paix intérieure : je passais de moments dépressifs (qu’à l’époque j’étais incapable de reconnaître comme tels) à des crises terribles de scrupules, qu’avec plus d’assurance, j’aurais pu interpréter comme des signaux d’alarmes que m’envoyaient mon corps et mon esprit pour me mettre en garde : ça n’allait pas aussi bien que je le prétendais.

Quand je repense à mon passé, je crois me souvenir de la première fois où j’ai ressenti les symptômes de l’angoisse de la dépression, ce mal-être de l’âme et du corps qui grandit en nous, nous ronge, et qui m’a accompagné pendant des années. C’était à peu près un an et demie après avoir demandé l’admission dans l’oeuvre.

Je n’habitais pas encore dans un centre. L’été d’avant, dans mon cours annuel de formation, j’avais vécu cette vie de famille pendant une vingtaine de jours, sans problèmes particuliers. Pendant la Semaine Sainte, je me suis retrouvée aussi avec des gens de l’oeuvre à l’occasion de la Rencontre de Paques, au cours de laquelle les membres et sympathisants de l’Opus Dei, viennent du monde entier à Rome. Cet événement, qui est officiellement un grand congrès universitaire, a en réalité l’objectif principal de provoquer une crise de vocation chez les personnes les plus disposées ou influençables. Cette semaine, on essayait de vivre d’une manière encore plus intense les exigences de la vie dans l’Opus Dei : les rencontres avec le Fondateur et tout ce que cela supposait d’adhérence totale à chacune de ses paroles, l’affection exagérée, la joie, la préparation de chaque intervention (questions que l’on posait au Fondateur) pour éviter les plus petites manifestations négatives. La relation intense avec nos amies pour qu’elles se décident à demander l’admission dans l’oeuvre ou qu’elles se convertissent au catholicisme. Donc en plus de notre "plan de vie" habituel, nous devions nous surpasser dans un apostolat plus intime, plus constant avec nos amies, sans oublier les mortifications et pénitences habituelles au milieu des conditions parfois difficiles d’un voyage touristique.

Outre ces rencontres avec le Fondateur, il y avait aussi des visites guidées dans les centres de gouvernement de l’oeuvre (Villa Sachetti et Villa delle Rose), des réunions organisées avec les directrices centrales dans lesquelles on ne parlait que du Père et de l’apostolat dans les différents pays. Sans oublier la visite des basiliques et des catacombes romaines, les cérémonies solennelles de la Semaine Sainte dans leur forme liturgique la plus traditionnelle, donc plus longues. Psychologiquement, on se trouvait dans une ambiance de grande tension intérieure pour pouvoir pousser les potentielles vocations : la préparation d’une question, peut-être décisive pour un oui définitif, que notre amie devait poser au Père lors de la prochaine réunion, les conversations prolongées jusqu’à la nuit, car le jour on n’avait pas le temps de parler avec la fille en pleine crise de vocation. L’espoir d’être invitées à participer aux offices de la Villa Sachetti, signe de grande distinction pour les numéraires...

J’étais heureuse d’être loin de mes parents, de ne pas dépendre d’eux, de ne avoir à leur demander en permanence la permission de sortir, d’aller voir quelqu’un. Heureuse de pouvoir prier et faire de l’apostolat comme je le voulais. Mais cette nouvelle pression à laquelle j’étais soumise, fit probablement qu’à un moment je me retrouvais out : je ressentais une grande solitude, j’étais en proie à un malaise intérieur que je ne comprenais pas et qui se manifestait concrètement à travers une certaine amertume, une confusion, comme si j’étais déçue par quelque chose d’indéfinissable qui m’affaiblissait. J’étais malheureuse sans raison particulière.

Mon éducation familiale m’avait appris à voir la volonté comme une force qui serait le remède a tous les maux. Je réagissais donc à ces sensations en les chassant assez facilement de mon esprit et me replongeais à fond dans la conviction la plus profonde que j’avais réalisé mon rêve : être de l’Opus Dei, en me sachant fille de Dieu et en sachant que j’avais été appelée à donner ma vie pour sauver les âmes.

Depuis ce jour, cet étrange état d’âme revenait de temps en temps. J’ai pensé a un moment qu’il s’agissait des hauts et des bas physiologiques inhérents à la nature humaine. Dans mes années de Centre d’Etudes, j’attribuais cela à la fatigue de devoir mener de front mes études avec l’effort de formation intense que supposaient les cours de l’oeuvre et en général, aux conditions très dures et exigeantes de l’Opus Dei. J’avais l’impression que de connaître la cause suffirait à justifier ce mal-être si désagréable, sans jamais me douter que cela pouvait être le signe que quelque chose n’allait pas à un niveau plus grave et plus profond. Finalement je m’habituais à penser qu’il était normal de lutter régulièrement contre un malaise qui s’annonçait, au fil des ans, chaque fois plus lourd, plus dur et plus fréquent.

Pendant des années, toute la formation quotidienne, hebdomadaire, mensuelle et annuelle reçue à travers les moyens les plus variés, m’enseignait que la sainteté supposait de la lutte et de l’effort, que la nature humaine se rebelle, donc j’interprétais dans ce sens mes changements d’humeur chaque matin, au réveil. A la lumière des traités ascétiques, je commençais à penser que je me trouvais dans "la nuit obscure" décrite par sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix.

Je vivais à la fois dans la crainte et l’attente de l’entretien de direction spirituelle hebdomadaire. Je sentais un désir urgent de dialogue intime vraiment spontané et sans réserves avec un être humain. Avec les amies que je fréquentais à des fins apostoliques et prosélytes, il n’aurait pas été de "bon esprit" d’avoir des confidences personnelles sauf si mes possibles manifestations de confiance avaient pour but de les attirer. Il était interdit et considéré comme de très mauvais esprit de raconter ses difficultés, ses doutes, ses insatisfactions, ses craintes ou ses nostalgies à toute autre personne que la directrice qui nous avait été imposée. Il était aussi interdit de parler de cela au centre : entre nous ou avec une numéraire en particulier, qui n’aurait pas été ma directrice spirituelle. On devait répertorier ce genre de pensée comme une tentation et la chasser le plus vite possible de notre esprit. Il fallait en parler dans la direction spirituelle suivante mais là aussi, sans chercher à comprendre ni à être comprise, mais seulement à trouver les paroles nécessaires pour demander pardon et passer à autre chose.

Avec les autres membres de l’oeuvre, la censure était encore plus forte : les conversations et confidences personnelles étaient tabous en dehors de l’entretien de direction spirituelle, car puisque on appartenait déjà à l’oeuvre, on n’avait pas l’excuse de faire de l’apostolat entre nous.

Les conseils que je recevais dans la direction spirituelle me décevaient profondément et me laissaient chaque fois plus insatisfaite. De plus, obéir dans l’oeuvre suppose aussi de parler de sa vie intérieure à des personnes que l’on ne choisit pas, ainsi j’ai dû me confier de manière très sincère à des personnes qui parfois m’étaient plutôt antipathiques et repoussantes. C’était encore un effort supplémentaire car ce sentiment si naturel et si élémentaire qu’une personne puisse nous inspirer plus confiance qu’une autre, n’était pas admis dans l’oeuvre.

Personne ne s’intéressait à mes problèmes ni ne tentait de comprendre ce que je ressentais. Ma rigidité mentale et mon application, comme je l’ai raconté, m’obligeaient à m’ouvrir complètement dans ces conversations, sans garder aucune pensée pour moi, sans pudeur. D’autre part, les personnes qui m’écoutaient ne prenaient pas très au sérieux ces difficultés intérieures et extérieures. J’ai même eu la sensation qu’ils s’ennuyaient de mes interprétations mystiques ou qu’ils minimisaient les difficultés que je ressentais.

Ainsi, mon ignorance grandissait, tout comme mon incapacité à trouver des solutions à mon malaise : je me sentais partir tout entière dans ce mal-être, mais je ne trouvais pas les mots pour l’exprimer, ni l’aide dont j’avais besoin. Malgré cela, je croyais en ce qu’on m’avait toujours enseigné et que moi-même j’avais enseigné aux autres, je continuais à croire en toute confiance en la valeur de la sincérité, de l’humilité et en l’amour de l’Oeuvre pour moi : "Parle et toutes tes difficultés intérieures se résoudront"... "Ouvrez totalement votre âme au bon Pasteur, si vous voulez persévérer"... "Le bon Pasteur (le Père et les directrices au nom du Père) prend sur ses épaules la brebis perdue"... "Dans l’oeuvre il y a tous les remèdes nécessaires"...

Je parlais en me forçant, avec chaque fois plus de difficulté. Je me sentais perdue et n’arrivais à recevoir ni les bonnes réponses, ni une orientation précise, ni un diagnostic pour savoir comment agir. La vie dans l’oeuvre, que j’avais aimée si longtemps, commençait à me dégoûter. Mon "bon esprit" se refusait à toute logique, à relier les effets aux causes, à surmonter le degré de saturation auquel j’étais parvenue à travers ce style de vie si peu authentique, si anti-naturel, si inhumain et donc si peu surnaturel.

Au début, je pensais que Dieu permettait ces insatisfactions parce qu’il voulait que je me donne plus à fond. J’ai même pensé parfois à demander à être numéraire auxiliaire : vie cachée, oubli, abnégation dans une vie d’humilité et de soumission radicale. Mais je n’avais jamais entendu dire qu’une telle chose se soit produite et mon sixième sens des critères de l’oeuvre me poussait à oublier cette idée plutôt irréaliste.

Je commençais à me rendre compte de ma répulsion pour les manifestations excessives de filiation au Père. Ces manifestations d’affection et de soumission au Père, si normales pour les autres, me choquaient. Je me lassais de voir si souvent les films des réunions du Père ou du Prélat de l’époque, aux quatre coins de la planète. Je me sentais incapable de participer à l’organisation des rencontres de don Alvaro en Italie avec des groupes de membres de l’oeuvre et nos amis. Les préparatifs minutieux, pleins de détails d’affection et de respect démesuré, la préparation sélective des questions que les filles devaient poser au Prélat, la joie exagérée un peu hystérique que ces rencontres provoquaient chez la plupart des membres de l’oeuvre, éveillaient en moi des réactions chaque fois plus fortes d’intolérance, de refus et de critique.

Je commençais à être allergique aux paroles stéréotypées et aux phrases toutes faites qu’on utilise continuellement dans l’Oeuvre pour exprimer les manifestations de "bon esprit". Je commençais à avoir l’intuition qu’en tant que membre de l’oeuvre, j’étais victime d’une manipulation de double langage. D’un côté on dit "Nous n’avons pas à demander de permission..." mais on doit demander à la directrice l’autorisation pour tout. "Ici, on ne donne pas d’ordres : on demande les choses avec un s’il vous plait" et en même temps, l’obéissance doit être aveugle, rapide et sans jugement propre. "Nous ne devons pas rendre compte de nos déplacements" mais avant de sortir du centre, on va au bureau de la directrice pour lui dire où on va, ce qu’on va faire, avec qui et où on peut nous trouver. "Nous ne disposons pas d’argent", mais il y a une caisse dans les centres. Et on pourrait donner ainsi des milliers d’exemples. En théorie, on est libre de s’habiller comme on veut, mais en réalité chaque fois qu’on va s’acheter des vêtements, c’est toujours avec une autre numéraire pour avoir le bon avis. "On vit le doux précepte", c’est à dire le 4ème Commandement, en priant pour notre famille de sang, mais sans jamais pouvoir s’impliquer dans leurs besoins et à leurs situations. Les choses les plus naturelles du monde, comme appeler un parent pour le féliciter, prendre une aspirineparce qu’on a mal à la tête sans avoir l’accord de la directrice, devient un acte d’orgueil et une petite faute contre le "bon esprit".

C’est ainsi que même dans des vocations solides et éprouvées par le temps, se développent des comportements qui, dans d’autres institutions de l’Eglise, auraient l’air ridicules car elles feraient penser à l’attitude très scrupuleuse d’une novice dans un couvent. Au lieu d’enseigner la doctrine et ensuite de laisser voler les gens librement et avec amour, en les rendant autonomes sans s’opposer à leurs choix les plus bénins, les directrices étaient constamment encouragées à donner des indications concrètes sur des détails peu importants. Ainsi, la numéraire exemplaire finit par être une championne de nage à contre-courant pour tout ce qui est extérieur à l’oeuvre, mais n’oserait jamais nager à contre-courant dans l’oeuvre, ainsi que sur des aspects qui, dans le meilleur des cas, pourraient la déstabiliser, ou sur beaucoup d’autres aspects très discutable que l’on finit par accepter.

Malgré leur qualités humaines et surtout intellectuelles, beaucoup de gens de l’Oeuvre, à force de répéter le mécanisme d’un double langage, finissent par perdre le contact avec la véritable nature de ces actions, ce qui les empêche donc d’être capable de comprendre ce qu’ils sont réellement en train de faire. Ensuite la répétition et l’automatisme font perdre la notion de responsabilité et on en arrive à faire une chose concrète en l’appelant par son contraire. Par analogie, finit par vivre un infantilisme humain et surnaturel, qui pousse à simplifier la réalité, en adoptant de surcroît une attitude arrogante, supérieure où il n’y a pas de place pour le doute.

Les premières révoltes contre les indications incessantes et minutieuses qui concernaient tout jugement ou comportement qu’un membre de l’Opus Dei doit avoir, ont commencé à se réveiller en moi. C’étaient les premières années qui ont suivi la mort du Fondateur et je crois que le Prélat de l’époque, don Alvaro del Portillo, craignait que l’oeuvre ne perde le "bon esprit" des origines. C’est ainsi qu’il commença à placer la barre encore plus haut en donnant des indications encore plus strictes et sévères que celles qui régissaient l’oeuvre, déjà très rigides.

Je me sentais de plus en plus mal à l’aise et malheureuse. Je parlais, mais on ne me comprenait pas et j’ai dû garder mes charges et mes responsabilités jusqu’à mon départ. Depuis mon enfance j’avais du mal à maîtriser mon émotivité : bien que d’habitude j’étais quelqu’un de jovial et de positif, chaque fois que j’avais envie de pleurer, je n’arrivais pas à me retenir et ça se voyait, quel que soit le contexte. J’avais de plus en plus envie de pleurer, à gros sanglots, même en public. Cela devenait insoutenable et je n’en pouvais plus. J’avais chaque jour de plus en plus de répulsion pour mon travail. L’esprit critique ainsi que les innombrables prétextes qui peuvent le susciter et contre lesquels on doit lutter dans l’Opus Dei, devinrent presque constant en moi.

La tristesse finit par devenir ma compagne, je n’arrivais plus à accepter, ni à tolérer, les règles qui jusque-là avaient été les miennes, et je n’arrivais plus à participer de manière active et volontaire, alors que je l’avais toujours fait, aux moyens de formation et aux exercices spirituels.

Au début de l’été 1985, personne ne pouvait plus ignorer l’état dans lequel je me trouvais : pendant mon cours annuel de formation, je fus traitée avec le plus grand respect, on me permit de dormir davantage (alors que le sommeil était réglé de manière stricte), je fus exemptée de certains moyens de formation importants, mais on continua de me tourmenter avec d’autres stupidités, parmi lesquelles, je m’en souviens encore douloureusement, une correction fraternelle qu’on me fit "parce que je ne chantais pas avec les autres pendant les excursions ou les réunions"... Ce reproche m’a marquée à cause de l’énorme rébellion qu’il provoqua en moi. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris que je ne m’étais pas seulement rebellée contre une mortification gratuite qu’on m’aurait imposée, mais que c’était le début d’une rébellion totale. Comment pouvais-je chanter, alors que ma vie affective était paralysée par l’effort de l’avoir contrôlée pendant des années ? Alors que mes sentiments et mes convictions étaient ceux que l’on m’avait imposés, alors que ni moi, ni les personnes qui étaient responsables de mon âme devant Dieu, n’avaient jamais mis en doute leur authenticité ? Sans le savoir, des anticorps commençaient à se développer en moi et à rejeter avec beaucoup de difficulté tout ce système de vie qui n’était pas le mien et à découvrir la vérité après tant de souffrances.

Au retour de ces vacances d’été je ne me sentais pas mieux, bien que je prenais des antidépresseurs qui m’avaient été prescrits par une numéraire psychiatre-neurologue. Je fus exemptée jusqu’à décembre de la plupart de mes obligations, sauf celles où ma présence était nécessaire pour rendre juridiquement valide les actes de gouvernement. Vers Noël, voyant que je ne m’en sortais pas et qu’il s’agissait clairement d’une dépression, on décida de m’envoyer en Espagne, à Pampelune où l’Université de Navarre et la clinique universitaire sont dirigées par l’Opus Dei. Je fus accompagnée par une numéraire de mon centre, car j’étais incapable de faire ce voyage toute seule. Quand celle-ci dû partir deux jours plus tard, je lui dis que je ne voulais pas rester ici, isolée au milieu d’inconnus, mais elle me traita avec une dureté et une impatience dont je me souviens encore avec angoisse.

A Pampelune, je ne fus pas hospitalisée à la clinique : je vivais dans un petit centre réservé aux numéraires qui venaient du monde entier pour des problèmes de santé. Le matin, j’allais donner un coup de main en participant aux tâches domestiques d’une résidence universitaire un peu excentrée et l’après-midi, deux ou trois fois par semaine, je suivais une thérapie psychiatrique à la clinique universitaire. On me fit de nombreux examens et je commençais à suivre un traitement, qui a sûrement augmenté mon mal-être, mais dont je n’aurais pu me passer étant donnée l’ampleur de ma dépression. Moi, qui étais d’un naturel exubérant et énergique, qui avais voyagé si souvent à l’étranger en étant responsable de groupes de très jeunes adolescentes et qui avais l’habitude de jongler avec les papiers, les barrières de langues, les horaires, les retards, l’indiscipline propre aux filles de cet âge, je me retrouvais prisonnière d’une infinité d’angoisses à la seule idée de prendre un bus ou un train toute seule.

Renaissance

Les dévotions communes m’étaient intolérables , la lecture des publications internes que je percevais comme une insupportable autobombe, la vision répétée de vidéos des réunions avec le fondateur de l’œuvre, mort bien des années avant, ou avec son successeur, réalisées avec un tel culte de la personnalité que je n’arrive pas à comprendre aujourd’hui comment on peut l’accepter et admettre cela.

La sainteté de l’Œuvre me fut inculquée de telle façon que jamais je ne puisse la mettre en doute, mais chaque jour il était de plus en plus évident que je n’avais pas été celle qui l’avait choisie, bientôt je ne supportais plus cette existence. Ils me disaient toujours et me prêchaient toujours que la vocation ne se perd jamais : cela n’a pas été exprimé clairement de cette façon, mais ils laissaient entendre que la vocation adhérait à l’âme avec la même persistance et avec la même nature que le caractère sacramentel. J’ai commencé à penser que peut-être il pourrait y avoir une exception, puisqu’il me semblait évident que si je continuais, je deviendrai folle et mourrai dans un état misérable. Dans ma grande confusion mentale, je pensais que Dieu ne pouvait vouloir une telle chose.

Ont commencé ainsi des tiraillements qui ont duré deux ans et demi. D’une part dans l’Œuvre ils me dirent que si je m’en allais, je mettais le salut de mon âme en péril (parmi les livres de lecture spirituelle habituels dans l’œuvre et que l’on me conseillait de lire dans ces circonstances, il y avait : les Gloires de Marie de saint Alphonse de Ligori, un "caramel" rédigé dans le plus pur style terroriste pour ceux pour lesquels se pose la question de la persévérance à la vocation). Le Conseiller en personne m’a dit que si je n’étais pas persévérante, je ne pourrais pas rester à Milan où tout le monde me connaît et où mon infidélité ferait scandale pour beaucoup d’âmes.

De mon coté, je me sentais totalement incapable de mettre en doute l’Opus Dei, que je continuais à juger comme quelque chose de saint puisque approuvé par l’Église, j’ai commencé à distinguer que, pour une partie, les arguments se délitaient. Ma licence de philosophie et la familiarité dans l’emploi des syllogismes, que j’acquis grâce à la formation intérieure de philosophie comme base aux études de théologie, m’amenèrent à raisonner de la façon suivante : si les statuts de l’Œuvre qui ont été approuvés par l’Église, prévoient un moyen pour demander la dispense des vœux solennels, il ne peut rien y avoir de pervers à l’utiliser, puisque l’Église, assistée de l’Esprit Saint, ne pourrait approuver ou permettre aucun mal. Ma crise et la naissance d’une conscience chaque fois plus indépendante, me conduisaient hors de l’Œuvre, bien que les raisonnements et stéréotypes mentaux encore typiquement cléricaux ne soient pas arrivés à mettre en doute le système dans sa totalité.

Encore plus, bien que généralement ce soit un sujet que j’essayais d’éviter, je savais que des personnes avaient quitté l’Œuvre, rompant au "grand jour" avec l’Opus Dei et avec l’Église, exposant publiquement leurs raisons et causant un grand scandale (scandale uniquement, aujourd’hui je le vois, pour les membres de l’œuvre, car chaque révocation était vécue comme une rupture grave et chaque critique de l’œuvre comme une calomnie).Presque toujours on entendait que la raison de ces fugues était due à un sentiment amoureux, sous-entendant par là que la personne qui quittait ne le faisait pas pour des raisons de convictions, mais uniquement parce qu’elle n’avait pas su vaincre une tentation charnelle. Ici aussi j’ai continué durant pas mal de temps à avoir ces mêmes préjugés et raisonnements. Je suis partie non pas parce que j’étais amoureuse de quelqu’un : cela ils le savent bien et ne peuvent en douter. J’ai aussi affirmé avec conviction que toujours je parlerais en bien de l’œuvre, car j’étais convaincue (je le croyais sincèrement) que l’œuvre était sainte et que toutes les choses valables que je possédais je les lui devais, mais que je m’en allais parce que, quelque soient leurs arguments, tout mon être se rebellait face à la vie que j’avais eue durant, presque dix huit ans et que je ne la supportais plus.

Après un séjour de trois mois à Pampelune, ils me dirent que j’étais relevée de mes charges de gouvernement dans l’Œuvre. Je suis retournée en Italie et je fus envoyée dans un centre où vivaient des personnes jeunes, rigides comme seules les personnes jeunes peuvent l’être, et à qui je craignais de montrer le mauvais exemple, convaincue comme je l’étais que mon malaise, mon irritation, mon intolérance, mon apathie, maintenant ingouvernables mais dont j’étais consciente, les scandaliseraient. Et je me sentais humiliée car elles me voyaient dans cet état après que j’aie été il n’y a pas si longtemps une référence pour beaucoup d’entre elles. J’ai demandé plusieurs fois à déménager dans une autre ville et dans un centre de numéraires adultes, prenant en compte les graves difficultés que je traversais, mais on m’a répondu de manière tranchante et avec dureté, que je devais obéir. Deux directrices m’ont fait une correction à cause de mon insistance à vouloir déménager. Avec elles j’avais vécu et avais eu - en ce qui me concernait - une relation cordiale et confidentielle, ce qui rendait encore plus dissonante et disproportionnée cette correction faite avec une totale autorité et froideur.

Mais ce qui m’a le plus affligé dans cet épisode ce fut de prendre conscience du fait que je ne demandais rien d’exceptionnel, ni ne m’arrogeais aucun droit, mais que je demandais seulement, - avec la simplicité et la confiance que l’on m’a inculquées envers "la bonne mère, l’Œuvre" et avec l’urgence et l’affliction qui sont nées du malheur et du malaise dont ils m’ont accablée - l’aide qu’il m’était licite d’attendre des personnes qui avaient la possibilité de m’aider ; une aide pour la maladie qui avait été provoquée, comme l’ont reconnu les directrices, par un épuisement excessif causé par mon engagement total dans l’œuvre.

Après quinze mois de luttes j’ai demandé et obtenu la dispense de ce qui est appelée "vie de famille", étape préalable à la demande et à l’obtention de la dispense des vœux contractés avec l’Œuvre. Dans les derniers temps ils ont accepté et j’ai pu aller vivre dans un centre de personnes adultes, mais là, déjà quelque chose intérieurement s’était définitivement cassé et il m’était impossible de faire marche arrière.

Recommencer : permière tentative

Je revins à Rome dans ma famille qui m’accueillit avec affection, mais vu l’état de détérioration dans lequel je me trouvais, je n’étais pas très préparée à y faire face. Je replongeais alors dans cette dépression profonde qui s’était déclarée deux ans plus tôt. Je dépendais d’un traitement et d’une thérapie que j’avais commencé avec un psychiatre numéraire, la seule personne à qui ma conscience scrupuleuse m’autorisait à parler de mes problèmes. J’avais quitté l’oeuvre sans travail et à trente trois ans, sans aucune expérience professionnelle à l’extérieur, dans une ville qui me semblait complètement étrangère après dix sept ans d’absence. Et surtout j’avais quitté l’oeuvre complètement vidée, comme je n’allais pas tarder à m’en rendre compte. Aucun travail, aucune expérience quotidienne n’arrivait à me rendre, en tout cas dans cette courte période de transition, cette plénitude que je ressentais auparavant, lorsque j’étais prête à sauver le monde et les âmes, lorsque j’avais encore un fil conducteur avec Dieu et que j’étais convaincue de connaître ses moindres volontés. Ma demande officielle de quitter l’oeuvre me fut accordée le vendredi saint 1988. En fait, il m’a fallu encore des années pour me détacher de la force de gravité de cette mentalité et de cette manière d’apréhender le monde, si toutefois on peut les appeler "approche" et "appréhension".

J’ai une expérience très différente de celle d’autres personnes qui ont eu la lucidité et le courage de voir et de critiquer de l’intérieur les aspects négatifs de l’Opus Dei. Mais sans doute beaucoup d’autres personnes silencieuses et discrètes, comme l’oeuvre nous aimait, portent le poids d’une histoire semblable à la mienne.

Quand j’ai décidé de partir, il m’a fallut encore deux ans pour obtenir la dispense officielle de mon engagement avec l’Opus Dei. Mais j’ai eu encore besoin de dix ans pour sortir des conditionnements mentaux que la formation de l’oeuvre avait provoqués.

Je partais avec la conviction que l’oeuvre ne pouvait être que sainte et juste car elle était officiellement approuvée par l’Eglise. L’éducation reçue dans mon enfance avait beaucoup contribué à imprimer cette marque mentale : esprit d’obéissance, méfiance de son propre jugement et de l’esprit critique, méfiance de la capacité à raisonner, incapacité de déchiffrer les signaux d’alarme que nous envoie le corps et l’esprit, refus des connaissances qui procèdent de mécanismes psychologiques, peur de voir menacée la vision surnaturelle et chrétienne de l’existence. J’ai respiré tout cela depuis mon enfance et cela fut sérieusement renforcé par la formation reçue dans l’Opus Dei. Résultat : au lieu de douter de l’Eglise ou de l’une de ses institutions, il était normal que je ne doute que de moi-même. Le mal ne pouvait venir que de moi et ce fut une grande erreur. Je pensais que je quittais l’oeuvre parce que je n’étais pas à la hauteur. Si j’avais dû me battre en insistant pour partir, je n’aurais jamais été capable de le faire mais il y aurait eû ce profond malaise et cette menace de désintégration intérieure qui m’a poussée et donné des forces. Je n’avais pas l’impression de me battre avec acharnement, j’essayais seulement de me sauver moi-même.

J’ai toujours été une personne facile pour l’oeuvre : même dans mon manque de persévérance je n’ai pas provoqué de scandales, je n’ai pas critiqué le système dans son ensemble, je n’ai accusé personne. Je voulais seulement qu’on me laisse tranquille, ne plus entendre parler de l’Opus Dei, ni des normes du plan de vie, ni du Père, ni du Fondateur, ni de l’entretien hebdomadaire, ni de la correction fraternelle. En réalité, quand j’ai quitté l’Oeuvre, j’étais loin d’être une moribonde du moins spirituellement, comme j’en avais alors l’impression. Sans que je ne le soupçonne, mon énergie, mon attachement à la vie, à la santé, à la réalité commençaient à me reconquérir. A l’époque, à cause de ma forte dépression, je m’imaginais parfois finir mes jours dans un asile de vieillards. En réalité, je ne pouvais alors l’imaginer, j’étais en train d’emprunter un chemin de maturité et de croissance, de travail sur moi-même qui me pousserait quelque dix ans plus tard, un temps long mais raisonnable, à retrouver ma maturité, mon équilibre, la capacité à construire ma vie, à être responsable de mes choix, à me réjouir de mes petites réussites quotidiennes.

Ce récit n’évoque pas seulement ma vie dans l’oeuvre, mais aussi les années qui l’ont précédée ainsi que celles qui l’ont suivie. Ce qui a précédé est important pour comprendre comment tout cela a pu m’arriver. Ce qui s’est passé ensuite est important pour comprendre comment on peut s’en sortir, même dans mon cas où l’absence de lucidité empêche de juger avec justesse la réalité de nos actes. Quelques mois après mon retour à Rome, j’ai trouvé un travail, pas terrible et plutôt frustrant, comme secrétaire dans un cabinet médical, mais qui me permettait d’avoir une indépendance financière. Mes deux frères mariés et parents de jeunes enfants avec leurs problèmes typiques de jeunes couples, ne pouvaient m’aider à créer un cercle d’amis et de connaissances. Mon plus jeune frère, qui avait à l’époque 13 -14 ans, ne supportait pas cette nouvelle présence dans la famille, d’une soeur qui ne s’était jamais manifestée auparavant. Et toutes mes tentatives pour qu’on devienne amis ont échoué face à l’hostilité de sa jeunesse. Je n’arrivais à connaître que des gens encore plus étranges et plus instables que moi. Même si je tentais d’inclure dans mon nouveau cercle des "éléments" masculins, je continuais à vivre un style de vie pas très différent de celui d’avant. Je ne parvenais pas à surmonter une pudeur maladive qui m’empêchait de porter des pantalons, de raccourcir mes jupes ou de m’habiller de manière plus féminine et plus attirante. Je n’utilisais plus le cilice et les disciplines et enfin je dormais sur un matelas, mais il m’était impensable d’abandonner la messe quotidienne et de m’autoriser la lecture de livres prohibés selon mes anciens schémas mentaux. Cependant quelque chose commençait à bouger en moi, bien que très lentement. Je commençais à éprouver du plaisir à m’acheter des nouveaux vêtements toute seule, à offrir des cadeaux parfois démesurés, pour compenser tous ceux que je n’avais pu offrir à mes proches, mes frères, mes parents. Je me souviens de la première fois où j’ai remis les pieds dans un cinéma où je n’étais pas allée depuis mon enfance, ou bien de sortir dîner avec les premiers hommes, un peu étranges, que j’avais réussi à connaître.

Tout cela me pesait et je n’arrivais pas à le digérer, malgré la thérapie que, grâce à de grands sacrifices économiques je pouvais me permettre de continuer. Mon passé pesait tant sur mon présent que j’étais convaincue que si je n’avais pas réussi à me marier, j’aurais été uniquement avec une personne qui serait passée par des expériences semblables que nous aurions pu partager ensemble à travers des confidences, sans trahir cet Opus Dei auquel je me sentais attachée à cause d’une loyauté qui m’avait envahie silencieusement, presque comme une complicité. Même si je commençais à me rendre compte que je me trompais dans ce que j’expérimentais, j’aurais eu l’impression de me tromper davantage en allant laver mon linge sale en dehors de la famille.

Comme mon patron avait un caractère désagréable, j’avais du mal à supporter mon travail, mais j’avais peur de le quitter car mon indépendance financière était très importante. Cependant au cours de l’été 1989, presqu’un an et demie après avoir quitté l’oeuvre, j’eus l’occasion de partir en Arménie dans le cadre d’un programme de coopération d’aide au réfugiés. Depuis que j’avais quitté l’oeuvre, je n’étais pratiquement jamais revenue dans un centre de l’Opus Dei, sauf à la maison centrale de Rome, où ma présence passait plus inaperçue au milieu du flot des pèlerins qui venaient se recueillir sur la tombe du Fondateur. Au début, j’y allais parfois pour me confesser, mais je savais qu’une fois dehors, les règles du jeu ne permettent pas d’aller comme on veut dans les centres, moi-même je n’avais pas spécialement envie d’y traîner. Avec les ex-membres, on rompt toutes les relations, du moins avec ceux qui sont plus connus, mais en même temps il y a des exceptions, comme lorsque dans mon cas, on n’est pas en conflit : alors on accepte de leur proposer de collaborer à des projets dit "publiques", ceux qui ne nécessitent pas d’appartenir à l’oeuvre et qui en plus sont utilisés pour montrer que l’apostolat de l’Opus Dei s’adresse à tous types de personnes.

Ils avaient besoin de gens pour un programme de coopération, et j’étais très contente de participer à quelque chose qui ressemblait un peu aux activités auxquelles je m’étais consacrée pendant des années. Je suis restée en Arménie pendant six mois et là, j’ai rencontré un numéraire qui allait devenir mon mari. Il appartenait encore à l’oeuvre, mais il était en pleine crise et il a commencé immédiatement à me faire la cour. Je ne pouvais pas lui résister, j’avais trop besoin d’aimer et d’être aimée et cela m’a aidée à surmonter toutes les difficultés que j’avais eues depuis le début car il avait vécu aussi dans l’Opus Dei des moments très difficiles, mais il n’avait pas encore commencé son processus de séparation de l’oeuvre. Il était tellement obnubilé par ses problèmes, qu’il était incapable d’envisager de construire une vie commune. Naturellement, j’ai beaucoup réfléchi aux raisons de la rupture de notre mariage, et je sais que les responsabilités venaient des deux côtés. Pour moi, cela venait du fait que je l’avais épousé sans être disposée à l’accepter tel qu’il était. J’étais persuadée que j’arriverais à le changer, que je parviendrai à le faire s’adapter à la vie et qu’il finirait par s’ancrer dans la réalité. Et je pensais aussi que j’avais suffisamment d’esprit de décision, de force et d’énergie pour deux. C’est plus tard que je me suis rendue compte que c’était une erreur et que d’autres femmes en avaient eu l’expérience avant moi. Mais lorsque j’ai compris cela, le mal était déjà fait.

Je ne fis que me tromper depuis le début. Malgré tant de souffrances, je continuais à faire des erreurs. Mes incertitudes me poussaient à chercher des solutions à l’extérieur au lieu de les chercher en moi. J’aurais dû tout d’abord apprendre à me tenir debout sur mes jambes, à être autonome, à me donner des occasions d’être sereine, à m’accepter, à m’aimer : en un mot à être adulte. A 35 ans, j’arrivais au mariage démunie de tout. Pour moi ce fut une nécessité, non un choix libre. Une nécessité pour sortir de la solitude, pour donner et recevoir de l’amour, pour avoir un enfant qui est un besoin souvent irrésistible pour une femme de cet âge, peut-être encore plus pour moi qui ne voyais autour de moi que les décombres de ma vie passée.

Je n’ai pas été malhonnête, mais mon manque d’expérience me rendait encore incapable de ne pas faire référence aux lieux communs dont je n’étais pas encore sortie. La proximité et l’affection d’une personne qui avait besoin de moi et moi de lui, me poussaient à sous-estimer les difficultés que je voyais pourtant depuis le début. Par la suite, j’ai eu l’occasion de parler de mes doutes avec un prêtre consultant de la Sagrada Rota. Il me disait que l’annulation de notre mariage aurait sûrement été possible puisqu’au moment de nous marier nous étions tous les deux très immatures psychologiquement et dans un état de déstabilisation en raison du tournant radical qu’avaient pris nos vies. Par respect pour mon mari et son intimité, je ne veux pas m’attarder sur des détails concrets parfois vraiment dramatiques qui nous ont poussé à la séparation. Nous aurions du changer beaucoup de choses en nous mêmes pour parvenir à former un couple authentique. J’étais personnellement disposée à faire ce travail mais cette décision qui le concernait lui-même, n’avait pas encore mûri en lui. En tous cas, le temps d’évolution de chacun s’est révélé très différent. Pendant la période ou j’ai tenté de faire changer mon mari par tous les moyens, notre mariage a continué au milieu de mille conflits. Jusqu’au moment ou j’ai compris qu’il m’était impossible de le changer si lui ne le décidait pas lui-même, alors nous nous sommes séparés. Il me semble que ces événements se situent au moment ou j’ai commencé à sortir de l’orbite de cette mentalité "cléricale" et c’est quelque chose que je dois à mon mari. Si j’avais eu un compagnon normal et assez cadré, qui n’aurait jamais rien eu à voir avec l’Opus Dei, j’aurais probablement continué à raisonner selon mes anciens schémas mentaux et à me comporter selon certains modèles appris dans l’oeuvre, même si j’en étais déjà partie. Seule une personne aussi distraite et confuse que mon mari pouvait provoquer le court-circuit qui me fit couper avec cet univers intérieur. Son désespoir, son instabilité et l’ancrage qu’il avait dans cette mentalité et dans les valeurs apprises dans l’oeuvre, faisait qu’il se cachait derrière cette respectabilité et ces préjugés pseudo-moraux et fondamentalement misogynes dans lesquels nous avions été formés. C’est ainsi que je me suis libérée et que je me suis rendue compte d’où venait le problème. J’ai pu alors commencer à couper tous les liens intérieurs qui continuaient à m’attacher à ce monde que j’avais renié, mais duquel je n’étais pas encore parvenue à sortir psychologiquement et moralement. Au bout de huit ans, je n’avais pas encore effacé complètement mon passé et je me retrouvais de nouveau debout au milieu des ruines poussiéreuses de ma vie. Au seuil de mes quarante ans, je devais encore recommencer ma vie.

Reconstruction

Je suis partie en ayant conscience que j’avais encore besoin d’aide, en prenant cette fois la décision de manière complètement autonome de faire une psychothérapie. La personne à laquelle je me suis adressée n’appartenait pas cette fois à l’environnement de l’Œuvre, mais au contraire en était plutôt aux antipodes.

A commencé alors un travail long, plein de beaux moments mais aussi de moments douloureux et difficiles. La tentation d’arrêter a été très forte par moments. Me fut d’une grande aide, dans toute ces années, l’intention qui me fit mûrir et que j’ai écrit pour ne pas la perdre de vue et pour me maintenir fidèle :"Je veux apprendre à trouver le centre en moi. Je veux -sachant que je peux avoir besoin des autres- réussir à me convaincre que personne n’est indispensable, je ne veux pas sentir cet élan impulsif, presque invincible, et irrationnel, à trouver deux oreilles fiables, capables et intelligentes pour écouter ce qui m’angoisse ou me déprime, pour ensuite souffrir encore plus de ne pas me sentir adéquatement consolée. Peut être toutefois ai-je appris peu de chose de la vie mais le peu que je sais, je veux le garder en sécurité. Avant tout, que chacun de nous est un sanctuaire, que personne sinon Dieu - et même l’intéressé parfois - ne peut savoir ce qu’il y a réellement dans la tête et dans le cœur de l’autre, et que pourtant personne ne peut savoir ce qui est bien ou mal pour moi, sinon moi. On peut m’aider à le découvrir, mais on ne peut pas le découvrir et le comprendre à ma place, et encore moins me l’imposer."

Le travail fait avec la psychothérapie a été fondamental. Chacun de nous supporte ses points faibles, plus ou moinsaccentués.La différence consiste à apprendre à les gérer, car les éliminer totalement est impossible. J’ ai appris petit à petit, à distinguer les choses faisables de celles irréalisables, j’ai appris à me lancer dans ce qui est nouveau sans être frustrée par le passé, j’ai appris à ne pas manipuler les autres, les fréquentant sans attendre de considération ni de gratitude. En parlant de cela, en apprenant les mots pour raconter, j’ai affronté beaucoup de mauvais moments de mon passé qui continuaient à démolir le présent, parce que je ne les comprenais ni ne les démontais jusqu’à les rendre inoffensifs La leçon la plus importante peut être, a été celle qu’être adulte signifie être responsable de ses propres besoins, ne déléguant pas aux autres mais se sentant responsables à la première personne. Être adulte est apprendre à être parents de nous-mêmes : s’exiger, se consoler, se gratifier, se gâter. Apprendre à s’aimer et à se rendre sympathiques. Petit à petit j’ai commencé à me sentir mieux, et à me retrouver en tant que femme ; mon physique, qui avait encore gardé la silhouette de l’adolescence, a commencé à prendre des formes plus féminines, et moi je me trouvais mieux .

J’ai changé de travail et mes collègues, qui n’avaient pas connu la personne rigide et peu naturelle que j’étais, commencèrent à me courtiser et à me montrer de l’intérêt. Ma coquetterie ne fut pas une coquetterie stupide. Ce fut l’éveil pour moi d’une spontanéité jamais expérimentée par une personne qui a été stoppée dans l’enfance sans jamais être arrivée à être adolescente, qui est passée de la tutelle étouffante des parents à celle d’une institution oppressive sans avoir pris le temps de vivre ses propres expériences, folles pour certaines mais fondamentales, pour tous les adolescents.

Avec la séparation de mon mari je me suis trouvée du côté de ceux que j’avais toujours considérés mauvais. Mais par la suite je suis arrivée après des réflexions longues et des raisonnements sérieux à la conclusion que cette solution a été dans mon cas le moindre mal. Paradoxalement cette situation m’a conduite à entrer dans une autre relation avec Dieu. Ici aussi je me suis sentie aidée par l’expérience de la maternité. J’ai su par expérience directe ce que signifie avoir un enfant, et combien peuvent être absurdes face à l’expérience, les catégories mesquines dans lesquelles nous enfermons l’Amour de Dieu envers nous. La petite fille scrupuleuse et obsessionnelle est sortie du puits et a découvert que l’Amour de Dieu c’est autre chose.

De cette expérience, ma mentalité a changé radicalement. Avoir appris à m’aimer m’a rendue plus sereine et plus tolérante avec les autres. Petit à petit j’ai compris que la règle évangélique "aimer le prochain comme soi-même" ne veut pas dire que la mesure minime que nous donnons aux autres doit être le maximum de l’amour que nous avons pour nous même, mais que si nous apprenons en premier à nous aimer, l’amour que nous prétendons donner aux autres sera plus que ce qui vient de nos neurones et de nos frustrations. J’ai appris à parler moins et avec plus de calme, et à chercher en moi mon centre d’équilibre et ma sérénité. Il me reste - chaque fois plus sporadiques- quelques séquelles de la dépression, qui m’attaquent en des moments les plus inattendus malgré ma vie fondamentalement sereine. Je me sens guérie de la dépression réelle , mais quand apparaît cette étrange douleur, j’essaye de l’accepter comme une cicatrice de ma vie passée. En réalité, la dépression m’a donné des leçons importantes de compassion et de tolérance, elle m’a appris à ne pas juger celui qui paraît plus faible, à savoir écouter sans chercher à tout prix à donner des solutions.

J’ai une fille saine et heureuse, que j’essaie de faire grandir sans la brider et qui soit capable d’aller au cœur des questions. La relation avec mon mari, une fois rapidement passés les premiers moments orageux après la séparation, connaît une sérénité autour de l’objectif commun de faire en sorte que la séparation n’influe pas sur le bonheur de notre fille. Il travaille à l’étranger, et quand il vient en Italie, nous savons donner à notre fille la possibilité de ne pas avoir à choisir entre nous deux, et enfin, nous avons trouvé un modus vivendi assez acceptable. Il est certain que souvent je me sens très seule. Après ma séparation, je suis allée vivre avec ma mère car cela coïncidait avec la mort de mon père. J’ai le soutien et l’affection de ma famille, et je vois ma fille grandir dans une ambiance quasi normale, mais il me manque une présence masculine avec laquelle partager les préoccupations et les joies. Mais pour l’instant c’est bien comme ça.

Je sais que mon histoire est atypique. Je connais des personnes qui, même à l’intérieur de l’Œuvre ont conservé leur lucidité de jugement et qui en sont parties face à l’injustice des choses qui se sont succédées dans les centres. J’ai mis beaucoup de temps à retrouver mon jugement. Je me suis laissée faire et j’ai collaboré activement à mon lavage de cerveau ; j’ai perdu peut-être par ma faute , la capacité de juger de manière autonome selon ma conscience. J’ai fait et j’ai laissé faire des choses qui maintenant me font peur. Mon corps et mon psychique ont réagi avant mon intelligence et la rectitude de ma conscience. On me juge et je me juge une personne intelligente, même si toutefois une grande partie de ma vie a été d’une grande stupidité.

Maintenant, quand je pense à mon histoire, je me vois comme un vaisseau spatial qui voyage lentement au départ pour atteindre la force de gravité, mais qui après, atteint un point critique, commence à accélérer et à voyager chaque fois plus rapidement. Quand je luttais, à l’intérieur et à l’extérieur de moi pour retrouver ma liberté, des personnes accréditées de l’ Opus Dei me dirent que la décision que j’étais entrain de prendre me pèserait amèrement, que je ne serais jamais en paix ni avec moi même ni avec Dieu, que je n’aurais jamais la tranquillité. Après plus de dix ans que j’ai quitté l’Œuvre, sans obligation à être cohérente avec des idées préconçues ,j’ai fait les comptes. Avec une grande satisfaction et une sérénité qui ressemblent au bonheur, je peux constater que ma vie n’a jamais été aussi équilibrée et en contact avec la réalité qu’aujourd’hui .


Rome, 3 septembre 1999