Position de Raimon Panikkar, ancien membre de l’Opus Dei

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Raimon Panikkar, né en 1918, théologien et philosophe catalan d’origine hindoue, a écrit plus de quarante ouvrages. Ce proche du père Henri Le Saux est l’un des plus importants initiateurs du dialogue interreligieux, qu’il a enseigné de longues années en Inde et aux États-Unis. Dans sa jeunesse, il a fait partie de l’Opus Dei.


Lettre du 8 septembre 1986

On m’a demandé d’écrire quelque chose sur la théologie de l’Opus Dei. Outre l’abus de langage autour du mot théologie – théologie du jeu, du travail, de la politique, comme si le theos dictait ou inspirait certains spécialistes, deux grands obstacles se dressent. En premier lieu, cela fait vingt ans que je me suis éloigné de l’Opus Dei, et je suppose que pendant ce laps de temps il y a eu une évolution de la réflexion théologique, elle peut être maintenant différente de celle que j’ai connue. On ne peut pas tout faire en même temps, et l’Opus Dei à ses débuts est né par le « faire ». J’espère qu’entre-temps une « pensée » est apparue. Il y a eu beaucoup d’écrits polémiques et apologétiques sur l’Opus Dei, mais je n’y ai jamais trouvé de « théologie » élaborée. La bibliographie actuelle de l’Opus Dei contient très peu de réflexion théologique. Je crois que les pages que Lluís Duch, moine bénédictin de Montserrat, a publiées dans son livre Esperança cristiana i esforç humá sont tout à fait justes. Il souligne que la théologie politique de l’Opus Dei est fondée sur la dichotomie entre amis et ennemis. J’ajoute immédiatement que la pensée théologique n’est pas tout, ni dans la vie, ni dans la réalité. Ce que je vais dire est donc doublement relatif.

J’ai déjà signalé ma deuxième difficulté : le caractère éminemment pragmatique plus que théologique des débuts de l’Œuvre. Mes propos concernent la période qui va de 1940 à 1966.

Je me souviens qu’il y a quelques années – j’avais quitté l’Œuvre depuis un moment déjà –, je déjeunais avec deux hautes autorités du monde académique et politique, et quand on m’a demandé si j’avais été membre de l’Opus Dei, j’ai répondu par une phrase assez catégorique. Depuis, je me suis repenti d’avoir prononcé un jugement aussi simpliste. La réalité est vraiment complexe. Le mal absolu n’existe pas, même subjectivement. La vie peut avoir un sens même dans un camp de concentration. Chez Soljénistine, ce qui irritait les Soviets, n’était pas son christianisme ou son anticommunisme, mais son élégance et sa grandeur spirituelle. En ne jouant pas le jeu de ses persécuteurs, il leur montrait qu’ils ne pouvaient pas le briser. Je ne sais pas si je m’explique bien. On peut trouver le bien même de quelque chose qui est loin d’être parfait. Pour faire court, le nazisme dans sa totalité n’était pas mauvais. Beaucoup de jeunes se sont libérés de la drogue et de l’obsession sexuelle, en suivant des maîtres et des écoles qui laissent beaucoup à désirer. Quand nous percevons uniquement le mal chez l’autre, nous nous trahisons nous-mêmes : nous découvrons nos fautes cachées.

En exposant ces exemples, je pense à quelque chose de plus profond que le fait que ce qui revient à quelqu’un, c’est ce qu’il espère et ce qu’il apporte. Les jugements catégoriques, en plus d’être presque toujours faux, ont le grand défaut d’entraver le pardon, le changement, la correction. En ne gardant pas vivant le souvenir de l’holocauste des juifs, nous facilitons sa répétition. On finit par ressembler à ce que l’on hait.

L’anticommunisme est un autre exemple. Le fait de brûler nos passeports d’Espagnols, d’Européens, de chrétiens, de croyants, d’humains, au nom des atrocités qui ont été commises par ces différents groupes, peut finir en auto-immolation. Le puritanisme, de toute classe qu’il soit, est contre-productif. Il se détruit lui-même. Ne faire que des critiques négatives de l’Œuvre revient à tirer des pierres sur son propre toit.

Même en supposant que l’Opus Dei a des principes antichrétiens (suivant les critères chrétiens) ou anti-humanistes (suivant les critères humanistes), leur simple dénonciation et condamnation ne fait qu’exacerber les positions, et peut même aboutir à les exalter. Pensons par exemple à l’évolution du marxisme, qui passe d’une position dogmatique à une position critique, ou de l’Église catholique, qui passe de bourreau des hérétiques et d’ennemi du pluralisme au rôle de défenseur de la liberté et des droits de l’homme. Les réalités humaines sont très complexes.

Pour résumer, parler de l’Œuvre uniquement en bien ou en mal, ou la juger comme un conglomérat de bonnes et de mauvaises choses, me paraît méthodologiquement erroné – quels sont les critères appliqués ? –, et sans fondement philosophique – sur quelle base juge-t-on ?

Le syllogisme enfantin suivant est également inadmissible : « L’Église est bonne, l’Œuvre est approuvée par l’Église, donc l’Œuvre est de Dieu ». À l’inverse, il est également faux de critiquer l’Opus Dei en tant que mouvement religieux et de considérer la religion comme une superstition ou une organisation maléfique.

En un mot, on peut donner son opinion sur tout, mais cette opinion est doublement subjective : elle reflète d’emblée l’auteur et sa biographie, ainsi que l’interlocuteur visé, qui vit lui-même un contexte conditionnant le dialogue. Et les difficultés augmentent quand de fortes émotions entrent en jeu, comme dans le cas présent. J’ai consacré quarante ans de ma vie à la compréhension d’autrui – culture, religion, philosophie – et appliquer mes idées au cas concret de l’Opus Dei est un réel plaisir. La victoire ne débouche jamais sur la paix.

Toute organisation qui se prétend chrétienne prend évidemment le Nouveau Testament comme référence normative. Mais la « théologie » se manifeste :

  1. par la sélection des textes ;
  2. par leur interprétation ;
  3. par leur traduction dans la praxis.

Il ne suffit pas par exemple de citer beaucoup de textes sur l’amour, si ensuite on l’interprète comme amour à la vérité et au bien par-dessus le bien des individus ou même des communautés. Il ne suffit pas de parler d’agape, si cela se traduit ensuite en esprit de croisade. Je pense que l’étude théologique de l’Opus Dei est encore à faire, en dépit des essais existant sur le livre Chemin.

Enfin, il n’y a pas de théologie sans contexte. Et le contexte espagnol des années 1930- 1940 influence fortement l’interprétation que l’Opus Dei fait de lui-même et du christianisme.

Pour résumer et laisser une grande marge d’indétermination, on pourrait souligner les points suivants, que je qualifierais de « théologumène » :

1. Le catholicisme romain est la seule religion véridique en dehors de laquelle il n’y a pas de salut parce qu’elle contient toute la vérité.

2. À l’intérieur du catholicisme, seuls certains ont le courage de suivre toutes ses exigences héroïques, et c’est à eux qu’incombe la tâche d’être les continuateurs de l’œuvre messianique de Jésus.

3. Les prêtres et les religieux, qui remplissaient traditionnellement cette mission, doivent être, pour le moins, complétés par des laïcs qui l’exercent :

a. dans le monde

b. en employant les mêmes méthodes que le monde (presse, politique, monde du travail, de l’économie, de l’industrie, richesse…).

Pour cela, il faut utiliser une discipline des plus sévères et une flexibilité des plus subtiles : la volonté de vaincre (pour le Christ bien sûr) et la connaissance des structures sociales. La Science est mise au service du Christ.

4. S’il y a de l’injustice et du désordre dans le monde, c’est parce que « nous » (les bons, les catholiques, les pratiquants, ceux qui suivent les conseils évangéliques) n’avons pas le pouvoir. Par conséquent, tous les problèmes sociaux, du travail, de la guerre et de la paix, etc., sont subordonnés à ce que notre élite s’empare des rennes qui gouvernent le monde. C’est la théologie des causes secondes.

Nous devons apprendre des Césars, des Napoléons, des Mussolini. Le seul problème, c’est qu’ils étaient mauvais, et c’est pour cela qu’ils ont échoué.

5. L’arme qui va instaurer le Royaume de Dieu, c’est le travail ordinaire. Tout est ordonné à cette fin. La prière, la pénitence et les autres vertus (comme la persévérance, la prudence, la force…) sont exercées sur le terrain du travail ordinaire avec pour but de conquérir les premières chaises dans tous les domaines (politique, économique, scientifique, culturel), pour répandre d’en haut le règne de la justice, de l’amour et de la paix. Pour une cause aussi noble, tout sacrifice est minime.

Gédéon, tu ne vaincras pas, tu as trop d’hommes. Sélectionne les plus aguerris.

6. Le monde ne nous comprendra pas. Les tièdes non plus. Même à l’intérieur de l’Église il y a des gens bonasses qui, comme Jean XXIII, veulent pactiser avec le monde. Tous ces gens ne peuvent comprendre l’esprit de combat que maintenait la prière à saint Michel récitée par les prêtres à genoux après chaque messe. Et en général, les bons ont été jusqu’à présent assez peu intelligents. « Nous », nous avons le devoir, et la vocation, d’être bons et intelligents. Nous sommes le petit reste d’Israël ! C’est pourquoi la discrétion et le secret (la disciplina arcani) sont nécessaires pour ne pas tomber dans les embûches de « l’esprit du mal ». Nous sommes malins !

7. Cette utilisation de tous les moyens du monde (intelligence, stratégie, politique, argent, science…) pour la conquête du pouvoir afin d’instaurer l’idéal modernisé de la chrétienté, cette confiance dans les moyens naturels, exige en même temps l’utilisation des moyens surnaturels. En cas contraire, l’équilibre serait rompu, et notre entreprise cesserait d’être l’œuvre de Dieu, Opus Dei. Sans prière, sacrifice, obéissance, sainteté, etc., on n’arrivera à rien. Tout va ensemble. La seule chose qui ne peut pas être remise en cause, c’est l’idée subjacente de Dieu et de son règne.

Je pourrais continuer à l’infini de montrer cette ambivalence qui peut paraître inquiétante à certains. Mais beaucoup de chrétiens souscrivent à ces thèses. Et il y en a aussi des masses qui ne les formuleraient pas de cette manière, les interpréteraient différemment ou les compléteraient par d’autres. La spiritualité de François d’Assise, reflétée récemment dans l’ouvrage de Leonardo Boff, offre une autre interprétation du christianisme. Les nouvelles vagues de la « majorité morale » des États-Unis nous offrent à nouveau une autre interprétation de la Bible. Le pluralisme théologique est une réalité.

Le motif pour lequel je résiste à écrire plus profondément sur la théologie de l’Opus Dei, c’est la distraction que cela suppose pour mon esprit, le cumin et l’anis, alors que l’important dans la Vie, c’est la justice, la miséricorde et la foi pour citer à nouveau l’Évangile (le discernement, la compassion, la loyauté). Alors que le monde brûle, que l’humanité dans ses trois quarts souffre de l’injustice humaine, alors que la planète s’émiette à cause de l’hybris de l’homme, alors que le christianisme souffre des douleurs de l’enfantement pour mettre au monde une « christianité » libérant des systèmes de vie et de pensée du passé, alors que ce que l’Évangile porte en elle est une metanoia radicale, alors que ce qui est remis en question, ce sont les six mille dernières années d’expérience historique (le mode de vie de l’homo historicus), s’occuper en détail d’un groupe messianique me paraît intéressant dans la mesure où cela ne nous éloigne pas du unum necessarium de la Vie (pour suivre les mots du Christ, tant que cela n’est bien sûr pas interprété comme un unicum exclusiviste et particulier). En autres mots, les problèmes actuels de l’homme – pas seulement de l’humanité – exigent un pathos, un eros et une agape d’une profondeur et ampleur difficilement compatible avec la routine d’une existence mise au service d’un Système – pratique et théorique – qui conduit de toute évidence à l’homicide et au terricide.