Ma lutte pour pouvoir faire le métier pour lequel je suis fait: comédien

Par Michel Henri, le 3 janvier 2010


Cher Bruno, lisant ton nom en signature d'un livre sur l'Opus Dei en septembre, alors que j'attendais mon train, je l'ai longuement feuilleté puis plus tard acheté.

J'ai coïncidé en tant que numéraire presque avec tes années dans l'oeuvre, arrivé un peu avant (91), parti un peu avant (2004 ou 5), resté toujours en France, et luttant pour pouvoir faire le métier pour lequel je suis fait: comédien. Tu peux imaginer le parcours. Je ne te le détaille pas. Pendant les six dernières années, j'ai exercé ce métier, que je continue d'exercer, arrêtant l'ingéniérie, mis hors centres, vivant dans des chambres de bonnes, au rmi et travaillant la nuit, me formant, puis trouvant du travail dans des aventures artistiques magnifiques. Maintenant, je suis marié, je viens d'avoir un enfant, je joue, j'écris.

Je ne me suis jamais retourné vers ces années de galère (et j'entends uniquement le fait d'avoir été dans l'œuvre, qui a toujours été pour moi une souffrance, un étouffement, des années d'insomnies, de lutte enfouie) car j'en suis sorti comme par évidence, en disant les choses que j'avais à dire, sans marquer d'animosité davantage, ces gens m'inspirent de la pitié.

Mais il est vrai qu'ayant toujours été un canard boiteux, je n'ai jamais reçu la moindre responsabilité. Jamais en treize ou quatorze ans (si on compte qu'on m'a suivi encore des mois avant que je comprenne qu'il fallait que j'écrive une lettre au prélat), je n'ai eu à recevoir aucun entretien, à suivre aucune personne, à donner le moindre cercle. Pourquoi me gardait-on? Parce que, malgré mon changement de cap, je promettais un avenir. La culture est à conquérir, de l'extérieur. Mais si quelqu'un s'y fraye un chemin vers les sommets sans se salir les mains... Mais sans vouloir m'étendre là-dessus, j'en viens au fait que je n'avais pas accès aux donnés livrés aux directeurs. Et il est vrai que je me serais très vite trouvé dans un cas de conscience de mener une charge de directeur, trouvant aberrante leur conduite. Je me trouvais à l'entretien hebdomadaire avec devant moi quelqu'un à qui je n'avais rien à dire, qui n'attendait certainement pas que je lui indique les réalités ni les enjeux que proposaient et soulevaient pour ma foi et ma vie intérieure mon activité et le milieu dans lequel j'évoluais quotidiennement; il préférait me reproduire le plan d'attaque que le conseil local voire la commission avait décidé pour moi; et donc j'entendais des phrases toutes faites et si pauvres: il faut sanctifier son travail, sanctifier par le tr... etc, et les sentences : tu as pensé à des amis pour un cours de doctrine ou un cercle (mais même cela ils le demandaient à peine, il n'y avait rien à tirer de telles fréquentations), tu gagnes combien, tu as fait la caisse? Ils avaient peur du monde, et ne pensaient qu'à des recettes creuses, ne sachant pas répondre à des questions concrètes. Qu'est-ce que ça veut dire sanctifier son travail? Est-ce mettre des images d'épinal sur son bureau, se forcer à parler de Dieu à des collègues qui n'en ont rien à faire (aucun des responsables d'ailleurs n'a jamais amené de collègue de l'université ou de son entreprise, leur carrière était peut-être trop importante, il valait mieux s'attaquer aux fils impubères des surnuméraires), et faire l'autruche sur les fonctionnements de la société dans laquelle on travaille, sur les aberrations, les injustices, ne rien remettre en question, happés par le désir de réussite "pour la gloire de Dieu". J'ai vécu au milieu de dépressifs enfermés dans leur chambrette, de directeurs qui n'avaient que des principes sans âme en tête, des jeunes matraqués de formation intensive, poussés à produire. Je me trouvais dans des entreprises qui faisaient la même chose (ayant fait supélec), mais qui avouaient au moins le cynisme de leur matérialisme. Combien ma décision du théâtre a provoqué de réactions! Certaines personnes me haïssaient! Elles n'admettaient pas que je les touche! Parce que la violence de leur frustration se faisait jour devant moi. Quoi! Il a osé! Combien de remarques mesquines ou faussement rieuses sur ma barbe un jour, mes cheveux longs et bouclés, l'absence de cravate... et en même temps je parlais avec les gens en m'intéressant à eux, certains me révélaient leurs jardins secrets: un livre, une étude, et combien de fois les silences! L'impossibilité, l'incongruité de parler de soi, de ses passions.

Ainsi donc, je n'ai jamais eu la moindre responsabilité, et je découvre dans ton livre cet aspect.

Je me posais la question: à quel endroit est-on responsable, c'est-à-dire passe-t-on d'un état de victime, si on peut dire, quelqu'un dont on a utilisé les idéaux, la foi, capté la conscience, à quelqu'un responsable de ce qui se passe. Pour moi, partir déjà était devenu un cas de conscience. Et j'entends bien que j'inverse le sens : jusque là, partir était un cas de conscience, même un tabou de la conscience, mais maintenant ne pas partir était devenu un cas de conscience, il était de mon devoir de conscience de partir.

A quel moment sors-tu du train qui t'emmène où tu ne voulais pas? A quel moment prends-tu la distance nécessaire à l'analyse et au jugement? N'y a-t-il pas un moment où on peut te juger avec les autres? Les directeurs parlaient toujours de responsabilité. Il fallait être responsable. Et quand bien même on pouvait voir qu'on était responsable à notre place, qu'il n'y avait aucune place à l'authentique responsabilité, c'est-à-dire à l'espace d'autonomie que nous donne la confiance, qu'il n'y avait aucune confiance a priori, néanmoins, je les prends au mot: ils se disent responsables, ils sont responsables.

Et ce que m'apprend ton livre, ce sont les couches de conscience sur la manipulation dans lesquelles on arrive et auxquelles on acquiesce lorsqu'on entre dans les responsabilités internes. Et encore là l'aveuglement peut jouer, mais jusqu'où? Le cynisme, un mot qu'on n'oserait prononcer pour une institution de l'Eglise, et à laquelle on a fait tant confiance, le cynisme n'est pas loin, la conscience absolue du détournement que l'on fait.

Pour moi, on ne m'a jamais fait confiance, je ne tenais que grâce à des résultats qui n'étaient d'ailleurs absolument pas apostoliques, je n'ai jamais osé amener un ami pour qu'il subisse mes souffrances et réalise la schizophrénie que je vivais, la dichotomie sur laquelle était fondée ma vie entre ma nature, mes désirs, ma foi même et son contexte de (dé)croissance, d'appauvrissement, de mort; non, plutôt des résultats professionnels, autres, quoique tant de passion fît peur: n'était-ce pas au-dessus de la passion de l'opus dei?

Et je crois plus généralement qu'il n'y a aucune confiance dans les hommes. Ceux du "monde" font peur: il ne faut surtout pas se faire à leur langage, mais imposer le nôtre, définitif et sûr. Ceux de l'intérieur sont à maîtriser. Il y a, au fond de ça, quelque chose qui peut paraître plus grave: derrière ce manque de confiance en la personne, il y a un manque de confiance en la vocation (et donc en Dieu?), et la vocation n'est plus qu'une affaire de volonté, de conquête humaine faite comme l'on fait une guerre, il n'y a pas de foi, de confiance, il n'y a pas de foi en Dieu, il n'y a pas en tout cas foi en la vocation de l'opus dei, et c'est un peu fâcheux. La foi de l'enfance tant prônée, a déserté. Leur foi n'est pas d'enfance, elle est infantile. J'ai pour moi, dans ces années, ces nuits d'oratoire ou de tourments sur l'oreiller, et puis bien sûr à la sortie, retrouvé (pensais-je l'avoir perdue?) ma foi et ma voix d'enfance. J'ai entendu en moi une voix un jour qui m'a dit : tu es libre. Jamais personne ne me l'avait dit. Jamais. Si Dieu a parié sur nous, pourquoi ne sommes-nous pas libres? S'il nous aime, est-ce autrement que dans notre liberté? Qui sait jusqu'où peut aller la liberté de l'homme qui aime Dieu. Jusqu'où peut s'ouvrir sa confiance dans les hommes? Et sa capacité à envisager, comme Dieu fait avec lui, les défaillances? Est-ce qu'il n'y a pas au cœur de l'homme quelque chose à quoi Dieu fait confiance, mais cela demande la confiance, et certainement une part de foi, car il faut croire que l'homme qui s'ouvre s'ouvre à plus grand que lui.

Tout cela pour te dire que je me suis posé la question si j'avais à faire quelque chose de ce passé, en parler, à qui, où, comment (d'autant qu'on a toujours peur, comme on avait peur de sortir, de blesser une chose sainte en attaquant sa figure; mais il s'agit de grimace, pas de figure), sachant qu'ils sont très heureux qu'il n'y ait pas de vagues après un départ. Mais j'ai pensé ne pas en avoir besoin pour moi, et que la meilleure réponse est de vivre, après ça. On n'a pas besoin d'eux. Qu'ils ont servi à ma maturation, qu'il en sortira dans mes œuvres, consciemment ou non, ce qu'il en sortira. Mais j'épouse la vie dans toutes mes aspirations, et il y a fort à faire. Disons aussi que je laisse faire, je laisse le temps donner sa réponse.


J'ai tant de choses à dire, et peut-être mon cas a mis en lumière beaucoup de dysfonctionnements: refus du choix professionnel après l'admission, nature de cette profession, refus de visites à la famille quand la mère est atteinte de leucémie, dix frères et sœurs, père sans revenus, impossibilité de les aider financièrement alors que j'étais ingénieur (mais l'Opus est en sur-endettement...) et les questions que tout cela pose. J'avais raconté mon expérience au Père Abbé d'un monastère (un des plus anciens en Occident, bénédictin), dont la réaction a été: il faudrait la détruire, cette institution (ou qu'elle disparaisse, je ne sais plus).


As-tu eu des retours sur ton livre? J'observe un silence critique. J'ai l'impression que ça fait peur. L'Eglise ne veut pas voir, a peur d'envisager un scandale. Pourquoi? As-tu été contacté par l'œuvre? J'ai l'impression, en regardant les sites, qu'ils ont établi une ligne de défense, assez pauvre mais sans doute efficace, pour toutes ces sortes de témoignages: nous compatissons avec les souffrances qu'il a pu penser subir, cela lui appartient, mais nous regrettons simplement qu'il ne donne pas la parole aux personnes qu'il mentionne, qu'il aille chercher des infos sur internet, et, enfin bref, voilà, l'institution est sainte et laissons-le se remettre en silence.

Il faudrait une bombe, quelque chose qui réveille à l'intérieur, mais on sait combien à l'intérieur la conscience est prise et sourde.