L’Opus Dei: un intégrisme catholique

From Opus-Info
Revision as of 11:20, 9 November 2010 by Bruno (talk | contribs)
(diff) ← Older revision | Latest revision (diff) | Newer revision → (diff)
Jump to navigation Jump to search

Par Hans Urs Von Balthasar, le 23 novembre 1963


Cet article paru dans le Neue Zürcher Nachrichten-Christliche Kultur du 23 novembre 1963 fit grand bruit. L’analyse du grand théologien n’a perdu ni son acuité ni son actualité.
En 1984, une chaîne de télévision suisse vint l’interviewer chez lui, à Bâle. Alors que le journaliste rappelait à son interlocuteur qu’il avait défini Chemin comme « un enseignement pour boy-scouts évolués », Balthasar répondit : « Aujourd’hui, je n’ai pas changé d’opinion. »

Les protestants nous envient souvent nous catholiques, de ne pas avoir, grâce à Rome, de fractions opposées comparables aux tragiques divisions dont ils souffrent. C’est vrai en ce qui concerne nos frontières dogmatiques, cela ne l’est pas au sein de nos différents espaces de spiritualité, car sur ce point nous nous dirigeons vers une situation qui ressemble à celle des protestants. Le premier penseur chrétien à avoir observé avec une profonde inquiétude ce phénomène que l’on appelle aujourd’hui « intégrisme » était Maurice Blondel. Il a établi un diagnostic qui jusqu’à aujourd’hui reste le meilleur.

L’expression intégriste la plus vigoureuse au sein de l’Église est sans nul doute l’Opus Dei qui nous vient d’Espagne : cet institut séculier avec des milliers de membres, surtout dans le monde universitaire, avec une dimension internationale. L’organisation possède de nombreuses résidences d’étudiants dans le monde entier ainsi qu’une université à Pampelune[1]. Elle est très proche du régime Espagnol de Franco, elle occupe de hauts postes dans le gouvernement, des banques, des maisons d’éditions, des revues, des organes de presse et développe partout – y compris en Allemagne, en France, en Autriche et en Suisse – une activité discrète et zélée de propagande. L’appartenance à l’Œuvre est conçue de manière multiple et complexe, cela va de grands cercles visibles à des groupes intimes secrets et des cellules. Nous nous limiterons ici à exposer sa spiritualité à travers le livre de son fondateur et président José M. Escriva, Chemin, et nous nous demanderons : l’auteur a-t-il réellement l’intention de développer une authentique spiritualité chrétienne capable de rassasier un corps aussi puissant et élitiste ? Ce livre n’est-t-il pas plutôt un simple manuel rédigé par un Espagnol, destiné à de grands explorateurs ? Et pourtant, elles sont tout autant espagnoles ces authentiques œuvres mystiques de Raimundo Lulio, Jean de la Croix et Ignace de Loyola. Avec leurs profondes résonances évangéliques elles traverseront les siècles. Voici quelques citations pour mieux saisir la « tonalité nouvelle » de ce « chemin » :

– « Te laisser aller ? Toi ?... ferais-tu donc partie de la troupe ? Alors que tu es né pour commander ! Il n’y a pas de place parmi nous pour les tièdes. Énergie ! Sans elle, Ignace n’aurait pu être saint Ignace. Dieu et audace ! Sois fort et viril. D’abord pour devenir vraiment maître de toi-même. Puis pour être un guide, un chef !... Qui force, qui pense, qui entraîne, par son exemple et sa parole, par sa science et son autorité.

Le mariage est pour la troupe, non pour l’état-major du Christ.

Tu as soif de paternité ?... Si nous sacrifions l’égoïsme de la chair, nous laisserons des enfants, de nombreux enfants, et un sillage ineffaçable de lumière.

La lâcheté, vous l’appelez prudence : je n’aime pas cet euphémisme. Votre « prudence » donne l’occasion aux ennemis de Dieu à l’esprit vide, de se faire passer pour Sage et d’accéder à des postes qu’ils n’auraient jamais dû occuper.

Et puis, va de l’avant, avec une sainte effronterie, sans t’arrêter, jusqu’à ce que tu aies enfin gravi la côte de l’accomplissement de ton devoir.

Ton caractère est peu vigoureux.

Tais-toi. Ne fais pas l’enfant. Ne sois pas puéril. Mon ami, sois un peu moins ingénu.

Des chefs !... Endurcis ta volonté pour que Dieu fasse de toi un chef. Tu sais comment agissent les sociétés secrètes maudites ? Il faut beaucoup d’obéissance.

Quand un laïc s’érige en maître de morale, il se trompe fréquemment : les laïcs ne peuvent être que disciples.

Le prêtre – quel qu’il soit – est toujours un autre Christ. – Aimer Dieu et ne pas vénérer le prêtre… c’est impossible. »

Écoutons maintenant une instruction dans laquelle on définit comment s’adresser à Dieu dans la prière :

« Tu m’as écrit : "Prier, c’est parler avec Dieu. Mais de quoi ?" — De quoi ? De Lui, de toi : joies, tristesses, succès et défaites, nobles ambitions, soucis quotidiens…, faiblesses ! »

Cette prière n’évolue donc presque exclusivement que dans le cercle étroit du moi, d’un moi qui doit être grand et fort, revêtu de vertus païennes, un moi apostolique et Napoléonien. On peut chercher en vain ici ce qui est avant tout essentiel à la prière, c’est-à-dire à l’enracinement contemplatif dans la Parole de Dieu « dans une terre fertile » (Mt 13, 8). Ce qui constitue l’essence de la prière des saints, des grands fondateurs, la prière d’un Charles de Foucauld. Il ne nous reste plus qu’à espérer que l’Opus Dei garde au plus profond d’elle-même des réserves spirituelles totalement différentes de ces affirmations étroites. Quand ce chef spirituel aura fini de cueillir ses fleurs et s’attaquera à quelques roses de Lisieux pour compléter son bouquet, elles seront déjà presque fanées, elles ne pourront plus s’épanouir et ne resteront pas longtemps dans le vase.

« Tu me dis vouloir être un chef » nous interroge suggestivement la maxime 931. Ah non, Monseigneur, je ne crois pas avoir dit cela ! Malgré les affirmations selon lesquelles un membre de l’Œuvre est libre dans ses choix politiques (J. Herranz, L’Opus Dei et la politique), votre organisation est indéniablement marquée par le sceau du franquisme, car « elle a baigné dans ces eaux-là ».

Il y a aussi ce problème grave – que nous ne traiterons pas à fond – qui concerne la « tactique apostolique » de « l’Œuvre de Dieu ». Tout d’abord cette relation entre « l’argent et l’esprit ». Par exemple : peut-on acheter un journal (jusque-là, libre) avec toute son équipe de rédacteurs et de collaborateurs (jusque-là, libres) et laisser tout ce petit monde continuer à écrire comme avant, mais à une condition : insérer dans chaque numéro un peu de propagande pour l’Opus Dei ? C’est arrivé à une revue parisienne La Table Ronde, qui au départ était tellement attirante et pleine d’esprit. Cela arrivera à d’autres publications. N’oublions pas que les plus belles revues (La Torche, Les Cahiers de Péguy) ont été conçues ou dirigées par de grandes personnalités (Hochland de Muth et Schöningh, Esprit de Mounier et Béguin) ou qui témoignaient de la pensée d’un groupe libre (Témoignages, Le Coq) ou d’un certain ordre (La Vie intellectuelle).

Vouloir acheter l’esprit est une contradiction en soi. Alors que dire des méthodes de recrutement qui propulsent sur la sellette des professeurs bien pensants influents et riches qui rassemblent autour d’eux de nombreux étudiants et des êtres cultivés, pour choisir finalement celui qui sera le plus utile ? Nous aurions préféré un jeu ouvert. Nous aurions aimé entendre à la place de traités de droit ecclésiastique, le langage simple et sibyllin de l’Évangile.

Nous pourrions écrire sur les formes multiples que peut prendre l’intégrisme national ou étranger, sur toutes ces variations entre la limite ecclésiale et les instruments ecclésiastiques. Les combinaisons possibles entre traditionalisme, monarchisme, juridisme et esprit militaire, politique et haute finance, sont infinies. Le problème est toujours le même, lorsque ces domaines de valeurs (de formes très diverses) peuvent se mettre au service de Jésus-Christ qui a porté les péchés du monde tel un « agneau » et non pas un tigre, qui a prêché la doctrine de son Père sur le bois de la Croix et non d’une chaire universitaire. Lui qui a aimé son prochain avec ce sens du service et de l’humilité, simplement, sans aucune « stratégie apostolique », et qui surtout ne se contemplait pas lui-même. Tel le samaritain, il traversait les frontières ennemies.



  1. Aujourd’hui l’Œuvre n’est plus un institut séculier, mais d’après John Allen (2006) elle contrôle : 15 universités (80 000 étudiants) ; 7 hôpitaux (1 000 médecins, 1 500 infirmières, 300 00 malades) ; 11 écoles de gestion ; 267 écoles primaires, secondaire et lycées (125 000 élèves) ; 97 écoles professionnelles (13 000 élèves) ; 166 résidences d’étudiants (6 000 résidents).