Les dessous d'une canonisation

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par Édith Richard (théologienne, membre du Réseau culture et foi)


Les auteurs qui s'intéressent à l'histoire de l'Opus Dei rapportent les circonstances qui ont accompagné la fondation de l'Œuvre. Au cours d'une retraite spirituelle, un jeune abbé espagnol, Josemaria Escriva, depuis longtemps préoccupé du salut des âmes, reçoit le 2 octobre 1928, une inspiration qualifiée d'" illumination ". Dès lors, l'abbé Escriva se sent investi d'une mission divine et impérative : l'apostolat personnel auprès des laïcs en vue de la sainteté ici-bas comme au ciel. Quelle forme cela prendra-t-il? Il l'ignore encore. Dans un premier temps, il réunit des disciples et met en place les éléments qui, en définitive, serviront de base à une organisation qui portera le nom d'Opus Dei, " œuvre de Dieu ", et essaimera sur les cinq continents.

Une organisation particulière

Depuis 1982, l'Opus Dei a le statut de prélature personnelle. Elle relève de la Sacrée Congrégation pour les évêques. À son sommet se trouve le prélat, actuellement Mgr Xavier Echevarria. Les prêtres, formés depuis 1943 dans les séminaires particuliers de l'Œuvre, sont incardinés dans la prélature et font partie de la Société sacerdotale de la Sainte-Croix. Plusieurs d'entre eux ont développé une expertise en droit canon à l'exemple de leur fondateur.

Quant aux laïcs, liés à l'Opus Dei d'une manière contractuelle, ils ne prononcent aucun vœu. Leur formation philosophique et théologique est assumée par les prêtres de l'organisme. Tous les membres sont égaux sans distinction de sexe, d'âge, de statut social et d'état de vie. Les hommes et les femmes fonctionnent sans aucune promiscuité, dans des entités cloisonnées et parallèles. Escriva rejetait la notion de catégories dans l'Œuvre et préférait celle de diversité des dénominations, dont les numéraires, les numéraires auxiliaires, les agrégés, les surnuméraires et les coopérateurs.

Le prosélytisme que Mgr Escriva appelait " l'apostolat de la confidence " fait partie intégrante de l'apostolat. L'exercice de cet apostolat s'opère par une sélection élitiste dans les milieux où des hommes et des femmes occupent, ou sont susceptibles d'occuper, des postes de pouvoir à revenus élevés. La clientèle étudiante, surtout dans les facultés de prestige des universités, est particulièrement ciblée. Mais qu'est-ce donc qui attire cette clientèle privilégiée vers l'Opus Dei?

Les sources

Josemaria Escriva a fondé son Œuvre avec la volonté de proposer aux laïcs une spiritualité puisée dans la sacramentalité et une fidélité sans faille à la doctrine catholique. Selon le fondateur, le plan de vie spirituelle se réalise en sanctifiant le travail, en se sanctifiant dans et par le travail. Sa pensée, il l'a exprimée, entre autres, dans El Camino. Édité une première fois en 1934, traduit en 39 langues, et en français sous le nom de Chemin, cet ouvrage a été revu et augmenté en 1939, et proposé aux membres comme code de vie spirituelle en union filiale avec Dieu. Avec ses 999 maximes, Chemin se présente comme un guide dans l'art de bien diriger sa vie intérieure et se lit comme un code de civilité et de convivialité.

Mgr Escriva n'est pas le premier dans l'histoire de l'Église à proposer une nouvelle façon de vivre l'Évangile. L'ont précédé, entre autres, Ignace de Loyola dont la spiritualité trinitaire et christocentriste privilégie le discernement en vue de l'action dans le monde. Également Thérèse de Lisieux avec sa " petite voie ", cette voie de l'enfance qui reconnaît en Dieu un père aimant et qui se vit, non pas par une fuite infantile devant ses obligations, mais en adulte responsable.

Ce qui distingue la spiritualité opusdeiste, c'est qu'elle s'adresse spécialement aux laïcs en passant par la médiation incontournable du directeur spirituel pour aller à Dieu. Il s'agit bien d'une direction, à cause de la condition d'abandon et de soumission obligatoires aux directives données. Pas question, ici, d'un conseiller spirituel qui n'impose rien et qui s'efforce toujours de renvoyer les gens à leur liberté d'enfant de Dieu et à leur responsabilité baptismale après les avoir éclairés. Cette spiritualité se caractérise par trois traits particuliers : la soumission, la place incontournable du prêtre, une certaine dualité.

Même si le fondateur a fait mention de la liberté individuelle, il n'en a pas moins imposé aux membres une obéissance totale et inconditionnelle aux directives données : " Ton obéissance doit être muette ", n° 627; " Directeur spirituel, il t'en faut un. Pour te donner, t'abandonner… en obéissant ", n° 62; " Transiger est le signe certain qu'on ne possède pas la vérité ", n° 394. Aucun compromis n'est donc possible.

Personne aujourd'hui ne conteste le fait que le prêtre doive témoigner de la présence du Christ dans le monde et qu'il se mette entièrement au service de l'Évangile. Dans Chemin, le prêtre y est plutôt présenté, malgré ses carences humaines, comme un être du sur-naturel. " Si connu que ce soit, je ne veux cesser de te rappeler que le prêtre est "un autre Christ". Et que l'Esprit Saint a dit : nolite tangere Christos meos - "ne touchez pas à mes Christs" ", n° 67. Compte tenu de cet état de fait, on comprendra qu'il n'est jamais permis de critiquer ni la personne du prêtre, ni le magistère, ni le pape, ni l'Église. " Qui es-tu pour juger de la sagesse de ton supérieur? Ne vois-tu pas qu'il a plus de jugement, plus d'expérience que toi?… ", n° 457; " …Prends une plume et du papier, écris simplement et avec confiance - en peu de mots - les choses qui te tourmentent. Remets le papier à ton supérieur. N'y pense plus. Lui qui est " la tête " - et qui a la grâce d'état - classera la note … ou la jettera au panier ", n° 53.

L'approche platonicienne - dualisme corps/âme - est très présente dans Chemin. Unie au corps, l'âme ici-bas est dans un état violent, contre nature, dont elle cherche à se libérer. " Dis à ton corps : je préfère t'avoir pour esclave que d'être le tien ", n° 214; " N'oublie pas que tu es… la boîte à ordures ", n° 592. Puisque la sensation entrave la libre contemplation de Dieu, le corps dont elle relève est un obstacle à la vie de l'âme. " À table ne parle pas de nourriture; c'est là une vulgarité indigne de toi. Parle de sujets élevés : de l'âme, de la raison. Tu ennobliras ainsi la nécessité de manger ", n° 680. Mais Dieu n'a-t-il pas envoyé son Fils prendre chair dans sa création?

La spiritualité des opusdéistes est, de plus, soutenue par des exercices de piété bien connus : messe quotidienne, examen de conscience, dévotion mariale, scapulaire, eau bénite, confession hebdomadaire à des prêtres de l'Opus Dei, et comme " prière du corps " : jeûne, mortifications, port du silice, etc.

Et les femmes…

Y a-t-il une place pour les femmes dans cette pyramide patriarcale? Luc Néfontaine, dans son livre L'Opus Dei, rapporte que l'abbé Escriva avait écrit : " Il n'y aura jamais de femmes, jamais au grand jamais, dans l'Opus Dei ". En 1930, le fondateur revenait sur cette décision en faisant une certaine place aux femmes. Tout en affirmant que " les femmes n'avaient pas besoin d'être savantes, il leur suffisait d'être prudentes " (n° 946), il n'avait pas d'objection à ce que les femmes poursuivent leurs études jusqu'au doctorat et pratiquent leur profession, sans toutefois négliger leur foyer. Il tenait, par contre, à ce que des femmes s'investissent dans la spécialité de l'hôtellerie.

À cette fin, il favorisa la mise sur pied d'écoles de formation doctrinale et technique aujourd'hui répandues à travers le monde. Ces jeunes filles, à titre de numéraires auxiliaires, sont exclusivement chargées de l'entretien de toutes les résidences de l'organisme : travaux domestiques, préparation des repas, entretien de la lingerie et toutes les tâches ménagères qui leur sont connexes. Montréal compte un de ces centres : l'Essor, centre de formation pour la femme, situé sur la 13e avenue à Rosemont. Le modèle stéréotypé de la femme cantonnée dans la sphère privée du foyer semble bien prédominer dans l'Opus Dei. Le biographe d'Escriva, l'allemand Peter Berglar, réagit à la controverse née de la condition faite aux femmes dans l'Opus Dei : les numéraires auxiliaires. Il trouve intolérable le mépris de certaines envers ce service : " C'est un désastre lorsque même les femmes sont contaminées par un tel refus ". Le service étant bien entendu le spécifique du sexe féminin. Qui plus est, certains conseils prodigués aux femmes relèvent davantage de l'idéologie de la femme-objet que de la spiritualité. " Quand votre mari rentre du travail… qu'il ne vous trouve pas de mauvaise humeur. - Arrangez-vous, faites-vous belles, et à mesure que les années passent, ravalez un peu plus la façade comme on fait pour les vieux immeubles. Il vous en sera reconnaissant ". (Palais des congrès d'Anhembi Park, São Paulo, Brésil, 1974).

Dans le même sens, L. Néfontaine rapporte ceci : " Mgr Escriva a affirmé que les femmes sont responsables à 85 % des infidélités de leurs maris, parce qu'elles ne savent pas les conquérir chaque jour ". Voilà une statistique plutôt étonnante!

L'Œuvre à l'œuvre

En regard de l'évidente croissance de l'Opus Dei et des nombreuses critiques qui l'accablent, il y a lieu de se demander pourquoi donc cette " œuvre de Dieu " est-elle l'objet de tant de suspicion? Le fait que des personnes s'appliquent à vivre leurs activités personnelles, familiales et professionnelles sous le regard de Dieu, que des laïcs témoignent de leur foi catholique à la face du monde avec l'espérance que la qualité de leur travail professionnel reflète cette présence divine qui les habite, n'a rien de répréhensible, au contraire. Tout cela n'est que belle et bonne chose à n'en pas douter.

Mais là où le bât blesse, c'est quand l'Opus Dei déborde le plan de sa mission initiale. Sa compréhension manichéenne du monde laisse perplexe. Avec sa vision apocalyptique, Mgr Escriva donne l'impression de regarder avec suffisance la plèbe immonde. " Toutes les choses de ce monde ne sont que terre ", n° 676. L'éthique, le respect de l'environnement, le partage dans le pluralisme, la démocratie, la charte des droits de la personne, l'abolition de la torture et des mutilations génitales sont tout de même issus du monde et promus par lui. Repliée sur elle-même, l'Opus Dei s'appuie sur une théologie primaire basée sur l'orthodoxie de l'Église plutôt que sur l'Évangile. Intégraliste, elle incorpore tout ce qui vient du Vatican et manifeste une intolérance imperturbable envers toute forme de critique à cet égard. Certains théologiens et certaines théologiennes l'ont appris amèrement. Le culte envers la personne de Jean-Paul II a atteint un paroxysme incontestable; on peut même parler de papophilie. D'ailleurs, ce dernier ne fait pas mystère de sa sympathie pour l'Opus Dei à qui il a accordé le statut de prélature personnelle et, de plus, s'est entouré de disciples pourprés, membres ou sympathisants de l'Œuvre qui détiennent présentement les ficelles de l'administration ecclésiale.

L'intégralisme pratiqué par l'Opus Dei a pris la forme du conservatisme, de l'intransigeance et du maximalisme. Son action est fortifiée par la culture du secret développée et entretenue par l'Œuvre depuis sa fondation. En effet, le secret (le fondateur préfère dire discrétion) en constitue le principe opératoire; il conforte et nourrit la structure et maintient le contrôle absolu sur la vie de ses membres. Ces derniers, nostalgiques de l'homogénéité d'autrefois, sont sécurisés par une rhétorique de certitude et une assurance quant au retour de l'ordre moral. Ne dédaignant pas les moyens modernes, l'Œuvre de Mgr Escriva pratique son apostolat par l'infiltration, les alliances, le lobbying et les communications.

Même si la consigne est formelle de ne pas faire de politique, il n'en reste pas moins que des membres influents ne se privent pas pour se faire les missionnaires de la pensée unique dans les milieux politiques. À partir d'une conception dépassée de la conversion du peuple par la classe dominante, des dirigeants de l'Œuvre sont à l'aise dans les grands salons où ils fréquentent, avec complaisance, les chefs nationaux et n'hésitent pas à copiner avec des dictateurs, sans tenir compte du fait que ces gens ont outrageusement bafoué les droits humains et les valeurs démocratiques. L'exemple est venu de haut : Mgr Escriva ne cachait pas ses affinités avec le général Franco, lequel comptait dans son ministère au moins un membre de l'Opus Dei, sinon davantage. Et puis, il y a, bien sûr, la nomination d'évêques opusdéistes en Amérique latine; en particulier celle de Mgr Fernando Lacalle en remplacement de Mgr Oscar Romero, l'évêque assassiné par l'extrême-droite au Salvador.

Demain, l'Église canonisera Josemaria Escriva, et ses disciples loueront ses vertus, lui qui a su mettre sur pied une vaste organisation laïque dirigée par des clercs. Mais oubliera-t-on que cette personnalité charismatique avait cru bon de solliciter le titre de marquis de Peralta qu'il a obtenu en 1968? Malgré cet accroc à la modestie, souhaitons qu'au royaume des saints, il puisse intercéder pour notre Église!

Capsule

  • Numéraires : prêtres ou laïcs célibataires qui résident généralement dans les centres de la prélature, au service des activités apostoliques et de la formation des autres fidèles.
  • Numéraires auxiliaires : membres féminines qui exercent leur profession dans les centres de l'Œuvre pour l'entretien ménager.
  • Agrégés ou agrégées : hommes et femmes célibataires ne vivant pas dans les centres, pouvant être associés aux activités apostoliques et de formation.
  • Surnuméraires : laïcs, célibataires ou mariés, vivant dans leur famille.
  • Coopérateurs : mécènes, catholiques ou non, qui ne sont pas membres de l'Œuvre.


Référence : Richard, Édith, "Les dessous d'une canonisation", Relations, septembre 2002 (679), p. 30-32.