Du travail à l'activisme

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Par Bruno Devos, paru dans La face cachée de l'Opus Dei en 2009.


Dans les quelques textes du fondateur publiés : Amis de Dieu, Quand le Christ passe, Entretiens, le mot « efficacité » apparaît cent soixante-dix-neuf fois. Étendue aux documents tenus secrets, la recherche donnerait des résultats plus impressionnants encore. L’efficacité revient comme un refrain dans la prédication orale des responsables de l’Opus Dei : « Nous serons efficaces si… », « Prenons la résolution efficace de… », « Ayons le désir efficace de… », « Soyons des instruments efficaces », « Servir Dieu avec efficacité », « La condition de l’efficacité, c’est… », « Faire une prière efficace », « Les moyens pour être efficace », « L’efficacité apostolique ».

Cette exigence fait peser en permanence sur chacun des membres une obligation de résultat qui s’évalue au quotidien, lors de l’examen de conscience. Le fait de reconnaître sa propre inefficacité étant le chemin vers l’humilité, tout manquement constaté pousse l’adepte à redoubler d’effort.

L’appartenance à l’Œuvre fait reposer sur chacun la responsabilité du prestige de la communauté. Celui-ci passe évidemment par la réussite professionnelle et sociale des opusiens. En interne, la place de chacun se justifie en termes d’efficacité et de nécessité, avec tout ce que cela implique de compétition.

Cette efficacité est constamment évaluée. Si d’aventure les directeurs estiment que la profession d’un membre n’est pas très « efficace » : danger ! Si la maladie en frappe un autre : danger ! Les directeurs patienteront un certain temps, mais à la longue, voudront résoudre le problème « efficacement », en invitant, selon, la personne à se mettre davantage au service de l’Œuvre, ou à la quitter.

Sous couvert d’un cheminement spirituel, l’Opus Dei développe en réalité un programme de conquête imprégné d’une forte idéologie matérialiste. Cette spiritualité, qui lie sainteté et performance, évoque une sorte de calvinisme catholique aux relents de croisade évangélique. L’optimisation constante transforme effort et persévérance en activisme forcené. Repos, distraction, détente mènent à la perdition et comme tels, sont méprisables, et donc interdits. Un bon disciple n’est jamais au terme de son labeur, il doit travailler tout le temps.

Celui qui peut travailler comme cinq, qu’il travaille comme huit[1].

Le Seigneur nous demande toujours plus : plus, plus, plus, nous répétait notre Père. Parfois seulement un petit effort. Parfois, un plus grand effort, mais toujours aller plus loin[2].

Saint Josémaria met en place une stratégie de l’effort, tendue vers des objectifs impossibles à atteindre. On imagine aisément la pression dans laquelle vit une personne dont on exige tout au nom de Dieu, à qui on demande systématiquement davantage que ce qu’elle peut donner. Cela génère angoisse, remords, mésestime de soi, etc. Le slogan « plus, plus, plus » est systématiquement utilisé dans la direction spirituelle. Il faut réciter plus de prières, travailler plus, faire plus d’apostolat. D’ordinaire, la plupart des gens peuvent juger eux-mêmes de leur propre capacité de travail et décider de ce qu’ils peuvent accomplir. Pas dans l’Opus Dei :

Certes, chacun doit parcourir de manière très personnelle le chemin de la vocation à l’Œuvre, mais sans sortir de l’esprit de don total à Dieu que notre Père nous a transmis. On ne peut se fabriquer un chemin à la mesure de son propre manque de générosité (de « ma faiblesse », de « ma petitesse »…) Si l’on agissait ainsi, la vie cesserait d’être une réponse à Dieu et ne serait qu’une réponse aux exigences de sa propre vanité, de la facilité, de la luxure, en somme une réponse à son propre égoïsme. La garantie sûre pour que cela n’arrive pas est de se laisser guider avec exigence dans la direction spirituelle[3].

Vouloir prendre en compte ses propres capacités est considéré comme « de la facilité », « un péché de paresse ». Chaque nouvelle recrue doit se conformer au standard créé par le fondateur :

Un enfant de Dieu, dans l’Opus Dei, ne peut jamais désirer vivre un régime d’exception : nous devons vivre au même régime que les autres[4].

L’unique règle imposée à tous est de travailler, travailler encore et toujours. Les directeurs doivent s’assurer que tous les membres de l’Œuvre ont toujours un travail en cours, une tâche qui les occupe en permanence :

Luttez contre la compréhension excessive que chacun a envers soi-même. Soyez exigeants envers vous-mêmes ! Parfois, nous pensons trop à notre santé, au repos nécessaire pour nous permettre de reprendre le travail avec de nouvelles forces. Mais le repos – je l’ai écrit il y a déjà bien longtemps – ne consiste pas à ne rien faire : sinon à se distraire dans des activités qui exigent moins d’efforts[5].

Il ne suffit pas d’organiser le travail, il faut aussi organiser le repos. On vous donnera les instructions opportunes sur la nécessité et la manière de se reposer[6].

Ces instructions opportunes sont les suivantes : les numéraires n’ont pas le droit d’aller au cinéma, ni au théâtre, ni au concert, ni au stade pour voir un match, indépendamment du coût de l’entrée. Dans leur centre, ils ne sont pas autorisés à posséder des écouteurs pour entendre de la musique. Ils ne peuvent pas non plus regarder de films ou jouer à l’ordinateur, au ping-pong, aux cartes ou aux échecs. Après une journée de travail, il est permis de s’emparer d’un journal – lu auparavant par le directeur, ciseaux en main, pour découper tout décolleté trop profond ou autres éléments inconvenants –, cela pendant quinze minutes, pour se consacrer ensuite à une activité utile comme lire un livre, (autorisé, bien sûr), prier ou étudier. Il est interdit de faire la sieste ou la grasse matinée, on ne peut aller se coucher plus tôt que sur autorisation expresse du directeur. On appelle cela le « profit du temps ». À la longue, ce régime se révèle très éprouvant, autant pour l’esprit que pour le corps. Perpétuellement sous tension, toujours aux aguets, orientés vers un but inaccessible, nous nous effarons de notre inefficacité, entrant en lutte avec nous-même pour tout, au quotidien.

Avant de sortir de l’Opus Dei, j’étais tellement épuisé par cette vie que je n’avais même plus la force de lire mes livres préférés. Je ne pouvais pas non plus prendre le risque de m’allonger dix minutes sur mon lit, de peur d’y être surpris et réprimandé. Il m’est arrivé de regarder des films en cachette, mais la peur d’être surpris m’a privé de la détente espérée… La détente ne peut être que la même pour tous, elle est programmée :

Tous s’efforcent de faire une excursion par mois et une promenade une fois par semaine[7].

Si, pour des raisons vraiment raisonnables (professionnelles, culturelles, etc.), quelqu’un veut regarder un programme de télévision, il peut le voir avec la permission du conseil local, en prenant soin de ne pas déranger le travail ou le repos des autres[8].

On peut également projeter un film de temps en temps, à la fréquence indiquée par la commission régionale[9].

Chaque centre est équipé d’une télévision, sous clef. Outre les informations et certains matchs de foot de la ligue des champions, on ne la regarde pas. Le vicaire de l’Opus Dei en France a décrété que la fréquence acceptable pour la projection d’un film dans un centre, est d’une fois par mois. Il prend soin de publier la liste des films autorisés. Les films contenant un langage grossier ou des scènes d’amour sont bien entendu bannis. D’autres le sont pour des raisons qui m’ont toujours échappé.

On trouve dans tous les centres de l’Œuvre des statuettes d’ânes disposées ici ou là. Le travail humble et efficace de la bête de somme faisant tourner la roue pour extraire l’eau des profondeurs de la terre, fascinait le fondateur. Il représentait pour lui un modèle à donner en exemple : accomplir sans tourner la tête ni en attendre de récompense, jusqu’à l’épuisement.

Nous devons avoir le désir de mourir vieux, pressés comme des citrons[10].

Il faut se donner totalement, renoncer totalement à soi : le sacrifice doit être holocauste[11].

On peut craindre qu’une telle ascèse n’aboutisse à l’autodestruction. Dans l’enseignement de saint Josémaria, il faut se sacrifier pour les autres à tel point que l’on cesse soi-même d’exister.

Il faut savoir se défaire, se démonter, s’oublier ; il faut savoir se consumer devant Dieu par amour pour l’humanité et par amour pour Dieu, comme ces bougies qui se consument devant l’autel, qui fondent en éclairant jusqu’au bout de leur flamme. Je vous emmène, mes enfants, vers des chemins plus hauts, de longs chemins. Et je désire, comme pénitence pour mes enfants, qu’ils sachent se donner. Nous ne saurons vraiment nous donner à Dieu que lorsque nous aurons appris à nous oublier nous-mêmes et à servir les autres. Ce chemin sera vraiment divin, parce qu’il s’enracine dans l’humilité. Et Dieu le récompensera[12].




  1. Saint Josémaria, Instruction pour les directeurs, 31 mai 1936 (publiée et probablement rédigée en 1967), n° 84.
  2. Expériences sur la manière de mener l’entretien fraternel, 19 mars 2001, p. 83.
  3. Ibid., p. 22.
  4. Saint Josémaria, Seul avec Dieu, n° 191.
  5. Saint Josémaria, Amis de Dieu, éditions Le Laurier, 2000, n° 62.
  6. Saint Josémaria, Instruction pour les directeurs, 31 mai 1936 (publiée et probablement rédigée en 1967), n° 85.
  7. Expériences du travail apostolique, 6 octobre 2003, p. 94
  8. Ibid., p. 98
  9. Ibid., p. 97
  10. Saint Josémaria, cf. Don Alvaro, Notre Père du Ciel, 26 juin 1975, p. 29.
  11. Saint Josémaria, Chemin, op. cit., n° 186.
  12. Saint Josémaria, méditation 16, février 1964.


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