Lettre de démission comme numéraire et exposé des motifs

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Introduction

Cette lettre de démission, ou de demande de dispense des engagements contractés comme membre numéraire de l’Opus Dei, et l’exposé des motivations qui y est joint, étaient destinés au Père (lire le Prélat de l’Opus Dei ; à l’époque, en 1993, Don Alvaro del Portillo). Si j’ai décidé de la publier, c’est parce que je crois que cela peut faire du bien (non pas ‘plus de bien que de mal’ parce que le calcul utilitariste, même si je le valorise à sa juste mesure, est quelque chose qui peut seulement être évalué ex-post ; c’est-à-dire quand tout est terminé). Ce bien que je crois qui peut être fait, n’est pas abstrait, mais va dirigé à certaines personnes qui ont écrit récemment sur ce site.

Je publie ceci parce que j’ai des motifs fondés pour penser que cette lettre -et plus encore l’exposé des motifs- n’est jamais arrivée entre les mains de son destinataire, Don Alvaro, mais bien, en revanche, entre celles de Javier Echevarria, le Prélat actuel. Et ce alors que je considérais qu’au moins j’avais ce ‘dernier et unique droit’ : que le lise son destinataire et pas un autre. Don Alvaro, que j’ai toujours considéré beaucoup plus humain, prudent et proche que le Fondateur, décédé peu après. Quelques mois plus tard, apparurent des déclarations de Mgr Echevarria, déjà Prélat, dans une interview à un quotidien espagnol (l’ancien ‘Epoca’, si je ne me trompe), dans laquelle il employait des expressions très similaires à celles qui apparaissent dans mon exposé des motifs.

Différents commentaires qui étaient arrivés jusqu’à moi à l’époque paraissaient indiquer que cela faisait quelques temps que Don Alvaro avait cessé de lire les demandes de dispense des engagements de numéraires dans lesquelles on pouvait comprendre un ‘je m’en vais, même si je ne voudrais pas’. Ces lettres comprenaient la dénonciation implicite de ce que des directeurs, intransigeants avec l’orthodoxie, et d’autres zélotes, intolérants de la praxis ‘orthodoxe’, ne laissaient pas d’autre option que de demander la démission. De fait, je me rappelle la confidence d’une personne qui avait passé un grand nombre d’années dans l’Oeuvre qui me raconta, à l’époque, qu’un autre numéraire -je crois me rappeler un Andalous (Pepe M.)- avait demandé la dispense de ses engagements après un grand nombre d’années passées dans l’Oeuvre, forcé par la pression des directeurs et l’indiquant dans sa lettre de départ (qu’on lui fit recommencer) ; cette lettre étant arrivée de manière exceptionnelle à Don Alvaro, celui-ci admonesta les directeurs pour la barbarie commise ‘contre ce fils, que j’aime comme tous les autres’, et disposa qu’il lui soit demandé directement pardon et qu’il lui soit dit expressément, entre autre chose, qu’il sache qu’il avait toute son affection et sa bénédiction.

Je ne me réfère donc pas à la gestion administrative de certains ‘désifflages’ conflictuels qui auraient été délégués à d’autres personnes, mais bien à ce que l’on cachait au Prélat certaines lettres ‘pour ne pas qu’il souffre avec ces désertions’ ou ‘pour éviter de lui rendre amer les dernières années de sa vie.’ Autrement dit, j’ai la ferme impression que, avec l’excuse éhontée de l’affection filiale envers sa personne, on lui escamotait des témoignages de membres qui quittaient l’Oeuvre et qui exposaient d’une façon ou d’une autre leurs motifs pour cela, comme je le fis. Dans ce cas, ses ‘subalternes’ lui auraient empêché d’avoir accès, en connaissance de cause, à des éléments qui pouvaient contribuer à comprendre, discerner et diriger l’Oeuvre. Comme j’entends que la ‘grâce d’état’ existe, mais seulement pour celui qui dispose du mandat et de l’information, et pas pour celui qui occupe des fonctions qui ne sont pas strictement de sa compétence, sans que le responsable ne le sache, malgré toutes les excuses d’affection filiale qu’on y mette. Le sujet me paraît trop grave. Comme je ne peux pas le prouver, je l’exprime comme un doute qui m’est apparu depuis que j’ai parlé avec cette personne et aussi avec un autre prêtre et, quelques jours plus tard, avec un numéraire ayant des charges internes dans une des délégations de Madrid. Les motifs pour avoir des doutes se fondent également dans des conversations avec des personnes qui ont eu des charges de responsabilités (parmi elles, le premier Conseiller d’un pays européen).

Que cela serve donc comme introduction à la lettre de démission et à l’exposé des motifs qui y est joint. Ces documents, je les avais donnés pour effacer pour toujours en un acte consciencieux de tourner le dos avec le passé que je fis il y a quelques années. Mais je suis resté avec une copie comme texte joint à un message de courrier électronique qui réapparut voici peu. L’original de ma main de cette lettre fut une retranscription littérale de ce que je publie. Je dus écrire deux fois cette lettre, les directeurs considérant -peu de jours après avoir écrit la première que je disais des choses qui n’étaient pas de bon esprit ou pour lesquelles ce n’étaient pas l’endroit... Surmontée la sensation amère initiale de me voir obligé à passer une nouvelle fois par cette effort, je décidais d’y joindre l’exposé des motifs, duquel je n’omets que les noms et un paragraphe. Le reste, pour le bien ou pour le mal, reste tel quel. (Curieusement, ma première lettre au Père, c’est-à-dire celle par laquelle 14 ans auparavant j’avais demandé mon admission comme numéraire, on me la fit aussi refaire, parce que le responsable du moment n’avait même pas vérifié mon âge exact. De fait, j’avais écrit ma demande d’admission dans l’Oeuvre à 14 ans et 5 mois.)

J’ajoute quelques caveat. Il est évident qu’il s’agit d’un texte très personnel, écrit dans des circonstances difficiles, que je décide de rendre public sachant que ceux qui lisent habituellement ce site sont des personnes sensées et sauront comprendre les éléments dans leurs justes termes ; c’est-à-dire qu’elles sauront apprécier les éléments d’un poids plus ou moins subjectifs, les silences volontaires, les choses qui se lisent entre les lignes, le manque d’explication de l’un ou l’autre aspect, peut-être d’un rationalisme peu intelligent pour quelqu’un qui est philosophe, des sentiments traîtres, un ‘je veux, mais je ne veux pas, mais je ne veux pas ne pas vouloir, ni vouloir vouloir’, certains commentaires imprudents, le ridicule auquel je m’expose en disant telle ou telle chose, ou quoi que ce soit, il y a de tout. Même ainsi, je reste exposé devant d’autres peut-être pas si sensés ; et je sais que l’on peut me reconnaître très facilement. Parfois je prends des idées ou des paroles d’autres, et certaine personne reconnaîtra clairement comment se sont décantés de nombreuses conversations que nous avons eues à l’époque.

Consciemment, je ne crois manquer ni la vérité, ni à la clarté en publiant ceci. A la justice, je ne sais pas, parce que je ne sais pas très bien ce que je dois ou cesse de devoir à certains, ni qui a priorité dans cette justice : si envers ceux qui, pour représenter ce qu’ils représentent, ne descendent pas de leur trône, ni ne demande pardon pour le tort infligé, mais d’une certaine manière ont contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui, pour le bien ou le moins bien ; ou d’autres que je ne connais pas bien, mais pour lesquels j’ai des motifs de penser qu’ils ont besoin d’une aide en ce moment où ils doivent prendre des décisions importantes en relation avec leur appartenance à la Prélature. In dubio, j’opte pour l’action au lieu de l’abstention : plus ils disposeront d’informations et d’expériences d’autrui, mieux c’est.

J’ai beaucoup hésité avant de publier ceci. Après avoir lu récemment d’autres témoignages, réellement très durs, sur ce site (NdT : www.opuslibros.org) qui racontent des faits sans passer par les détours auxquels je passe, et qui laissent paraître un niveau de souffrance qui me provoque un profond dégoût du plus profond de mon âme envers les personnes qui les ont causés et la praxis aberrante qui l’a induite, je me suis décidé à le publier. Maintenant, je crois que oui, cela vaut la peine de le faire, même si c’est seulement pour le bien que je crois que cela peut faire à ces quelques personnes. J’espère ne pas me tromper ; dans le cas contraire, j’assume dès maintenant cette possibilité.

N.B. Quelques commentaires explicatifs sur les personnes qui apparaissent dans l’exposé des motifs

J’ai écris : ‘Ni les directeurs, ni Don D. n’ont le droit d’exiger que je m’excuse pour quelque chose qu’en conscience j’estime avoir bien fait. Quel dommage que je n’aie pas enregistré la conversation, parce que quiconque l’aurait écoutée, jugerait que c’est une histoire de fous et il est difficile de croire que l’on ait pu arrivé à me dire ce que me dit don D.’ (Don D. était à l’époque le directeur spirituel -si je ne me trompe- de la délégation de Séville). On m’invita à lui présenter mes doutes sur certaines questions de conscience et j’en sorti pire que je n’y étais entré : scandalisé.

J’ai écris : ‘La délégation ne peux pas se permettre le luxe de laisser J. s’en aller. Avant tout parce que si quelqu’un dit : « dans l’Opus vous vivez de telle ou telle manière et vous êtes super-rigide, etc. », on lui répond : « mais non, regarde J., qui fait ce qu’il veut » et le tour est joué.’ J. a quitté l’Oeuvre voici plusieurs années, après 30 ans comme numéraire, il est plus en forme que jamais et semble très heureux.

J’ai écris : ‘Une personne parmi les premières de l’Oeuvre, philosophe, m’avait déjà dit que les philosophes de chez nous qui sont saints, le sont parce qu’ils l’étaient déjà avant d’être de chez nous.’ Cette personne était Fernando Inciarte Armiñan, un de ceux qui commencèrent le travail de l’Oeuvre en Allemagne, et jouis maintenant de la Trinité, après nous avoir fait bien réfléchir à plus d’un d’entre nous. fede Décembre 2003

Lettre par laquelle j’ai demandé au Prélat la dispense des engagements acquis comme membre numéraire de l’Opus Dei

12 décembre 1993

Très cher Père,

Je vous écris pour vous communiquer, pour ma propre tranquillité et je suppose aussi celle de certains directeurs, que j’ai décidé de quitter l’Oeuvre. Je vous demande de bien vouloir me dispenser des obligations que, comme Numéraire, j’ai contracté en son moment, puisqu’il semble que cela ne vaut pas la peine de les maintenir ni d’un côté ni de l’autre. Par sens commun ou par calcul coût-bénéfice : ma persévérance dans l’Oeuvre n’en vaut plus son prix. Si les directeurs sont arrivés à cette conclusion, je n’ai rien à ajouter, sauf qu’ils me semblent de mauvais évaluateurs et qu’ils se sont trompés lamentablement. C’est dommage que je doive m’en aller maintenant, avec tout ce qui était en train d’être gagné. Certainement, ils ne m’expulsent pas (ils ne le peuvent pas) : je m’en vais. Peut-être que c’est le plus dur.

Seulement j’ajouterais quelque chose qui me paraît important : merci. Sans doute, j’ai reçu davantage durant cette période que ce que j’ai été capable d’offrir ou de donner. Dans cet échange contractuel, j’ai été gagnant. Je le dis en toute sincérité (et aussi parce que je suis un chevalier. Errant, bien sûr, bien qu’à partir de maintenant je devrai aller de par le monde de Dieu sans l’appui de mon Ordre de Chevalerie, le bouclier brisé, l’épée tordue et les chaussettes tombées).

Ceci dit, si vous ne voulez pas continuer ou ne disposer pas du temps nécessaire, ce n’est pas nécessaire de lire ce que je raconte dans les pages dactylographiées que je joins en annexe. Cependant, si vous avez le temps, je vous demande de lire jusqu’à la fin ce que j’ai à vous dire, parce que ce sera certainement la dernière lettre que je vous adresse et parce que, après tout, je l’ai écrit pour vous. Les années passées dans l’Opus Dei me donne au moins ce dernier et unique droit, me semble-t-il (parce que comme je l’ai dit je renonce à mon droit à me défendre). Bien que l’on puisse dire que je suis d’un tempérament radical, ce n’est pas du type fiat iustitia pereat mundus. Peut-être trouverez-vous quelque chose d’intéressant dans ce qui suit.

Recevez un forte accolade de votre fils de l’âme, qui cesse de l’être sans savoir très bien pourquoi, et qui promet de continuer à prier pour votre personne et vos intentions, et pour les directeurs.

Exposé des motifs que je joignis à la lettre par laquelle je demandais la dispense des engagements acquis comme membre numéraire de l’Opus Dei

Père, je ne prétends pas découvrir la poudre, et encore moins avec vous, mais je crois qu’il est bon que je vous dise ce que je pense. Bien que vous le sachiez déjà et ne puissiez pas faire grand chose à ce sujet -je ne dis pas que vous ne le savez pas et, effectivement, il se peut que vous ayez les mains trop liées pour faire quelque chose. Il y a des choses contre lesquelles même le Prélat ne peut agir, si vous voyez ce que je veux dire. Tout ce que je vais dire de façon impromptue a du sens et sa place dans l’ensemble, même si parfois, moi-même je ne le vois pas clairement : les associations mentales ne trompent pas, comme l’enseigne la bonne psychiatrie. Dans tous les cas, je veux terminer cette lettre le plus tôt possible et ne pas m’arrêter à effectuer des corrections excessives. Pour cela, je vous demande aussi de m’excuser à l’avance si j’élève légèrement le ton. Après tout, je suis Andalou et j’ai un caractère véhément.

Neque ridere neque lugere sed intelligere disait Spinoza. Quelle bonne manifestation de rationalisme ! Comme si rire ou pleurer n’étaient pas des manifestations de la raison. Cependant, cela a été mon lemme depuis des années, compris dans un sens plus profond : l’homme doit se guider par la raison, parce que la raison est la racine de la liberté et parce qu’obéir à la raison, c’est obéir à Dieu. De fait, nous sommes d’une certaine manière divins ou déiformes par cette participation de la raison et nous ne pouvons jamais renoncer à elle. S’éloigner d’elle est pécher. Thomas d’Aquin disait avec raison que Sapiens diligit et honorat intellectum, qui maxime amatur a Deo inter res humanas. Il y a bien une certaine distinction à faire entre la raison théorique et la raison pratique (même si le bon Aristote dit que la théorie est la praxis suprême, opinion que je ne suis pas encore certain de partager). Dans la première se fonde la nécessité, pas dans la deuxième. La conscience est le jugement pratique de la raison, et le bon est raisonnable. Et encore : seul l’action raisonnable est bonne ; il suffit qu’elle soit à la limite de la raison pour qu’elle soit mauvaise. Ceci est l’essence de la raison pratique. La raison pratique est recta ratio, parce qu’il n’y a aucune nécessité dans les questions pratiques : n’importe quelle action humaine a un part de rectitude et une part d’erreur. Pour cela, plus que la recta ratio, c’est une correcta ratio : une raison que examine continuellement ses déterminations et s’améliore peu à peu, en cherchant ce juste milieu vertueux.

Pourquoi je raconte tout cela ? Parce que je quitte l’Oeuvre pour sauver la rationalité et la rectitude de conscience, pour pouvoir continuer à faire ce qui me semble raisonnable. Je ne suis pas un rationaliste, comme on me le dit parfois à la blague : je suis rationnel et je suis raisonnable. Et parce que je suis raisonnable, je quitte l’Oeuvre, en tenant compte du conseil-indication des directeurs. Bien que mes sentiments me pousse à le considérer comme une injustice et à vendre chèrement ma vocation, ma raison me dit -comme a Socrate- que ‘ce qui est juste est ce que décident ceux qui gouvernent la cité’, et que toute défense ne peut être qu’inutile et toute victoire, à la Pyrrhus. Cela en ce qui concerne la justice civile, parce que -comme Aristote- je préfère l’exil volontaire plutôt que de permettre que la cité commette davantage de crimes contre la philosophie et, plus encore, je n’appelle pas à Rome pour pouvoir en appeler à Dieu au Jugement Dernier. Ici, paix, et ensuite, la gloire.

Quand je suis entré dans l’Oeuvre, j’ai assumé comme propre et raisonnable une vision du monde et un modus vivendi (je ne l’aurais pas appelé comme cela bien sûr). Cela impliquait d’être disposé à vivre -parce que réellement je le voyais comme raisonnable un esprit et des vertus et - à un autre niveau- des normes et des critères. Je dis à un autre niveau parce que les vertus sont par définition rationnelles (le juste milieu déterminé par la raison) et les normes et critères seulement sont raisonnables dans l’abstrait, mais pas dans le concret : elles ont une rationalité abstraite, et peuvent changer avec le cours du temps. Et, parce qu’elles changent, on peut aller contre elles si les circonstances le conseillent. J’ai ainsi assumé chaque chose à son niveau, comme quelque chose de cohérent et comme quelque chose digne de mon effort.

Mais la formation que j’ai reçu chez nous au long de ces années diffère de ce que je considère être la formation d’un jugement sain. Bien qu’en théorie on distingue les choses (celui qui est capable de les distinguer, peu nombreux, et il y en a chaque fois moins), dans la pratique elles se confondent : la raison pratique s’assimile à la théorique et le critère se transforme en dogme. Là où, initialement, on prenait en compte le moment et les circonstances, hors ce moment et ces circonstances, les critères se convertissent en vérité absolue et nécessaire. Et on en vient à les interpréter de façon restrictive et dans un sens négatif, d’interdiction. « On ne porte pas de pantalons », « on ne fume pas », « on n’assiste pas à des spectacles publics », « on n’a pas de relations avec des personnes de l’autre sexe », « on ne dort pas la sieste »... la liste serait interminable.

Cela fait des années que j’essaye de me centrer sur l’essentiel et les directeurs m’en empêchent, avec leurs rigidités, leurs petitesses, leurs courtes vues, etc. Vouloir un accomplissement littéral de certains critères tellement important comme la vie de prière, la fréquentation du Seigneur ou les œuvres de miséricorde, c’est donner trop d’importance à cette manière concrète de les vivre. Je vous le disais déjà dans ma dernière lettre : les corrections fraternelles te tombent dessus pour des choses ridicules (officiellement : ‘les petites choses’) : si tu prends une douche avec de l’eau froide ou chaude, si tu communie debout ou à genoux, si tu embrasses le sol ou seulement tu inclines ton corps, si tu utilises le missel ou pas, si tu t’assieds ou reste à genoux après avoir communié, si tu regardes ou pas un film de notre Père, si tu as boutonné ta chemise jusque je ne sais quel bouton, si tu as un bic ou deux, si tu soulignes ou pas les livres, si tu salues une fille d’un bisou ou non, si tu es ou pas à la réunion.... Père, ils sont fous ! Ils paraissent être des pharisiens de la plus stricte observance. Ils sont nombreux, parce que cette mentalité se transmet, que les livres de praxis aient été supprimés ou pas.

Je ne peux pas dire que je m’en vais parce qu’ils m’aient fait souffrir. ‘Souffrir’ est une parole trop noble. Je m’en vais parce que je suis à bout, irrité, parce que tant de gouttes d’eau tombant une à une, jour et nuit, au même endroit m’irritent ; parce que j’en ai assez que l’on me cherche, que l’on passe sa journée à me contrôler ‘pour mon propre bien’ (et parce qu’ils ont un sens maladif de la ‘responsabilité’, de veiller à ce que je ne sorte pas du chemin et que le monde, le démon et la chair, ne me fasse pas de mal). Depuis un an et demi, ce n’est plus comme cela, mais avant oui.

Personnellement, j’avais toujours pensé que le but de l’éducation était de former des personnes raisonnables, sensées, mûres et avec une indépendance de critère (entre autres choses). Et voilà que, ‘comme chez nous la formation ne se termine jamais’, je suis condamné à vivre toute ma vie sous la suspicion d’immaturité, d’infantilisme et de puérilité. C’est dur à dire, mais c’est ainsi que je le vois : les personnes qui se considèrent raisonnables, sensées, mûres ou avec indépendance de critère n’ont pas leur place chez nous. A moins qu’elles n’aient cinquante ans, et dans ce cas on ne sait pas si elles ont leur place à cause de tout cela ou parce qu’elles ont cinquante ans. Qu’a-t-on fait du ‘super senes intelelexi quia mandata tua quaesivi’ ? Depuis que j’ai l’âge de raison, je n’ai eu de cesse de découvrir et d’accomplir la volonté de Dieu. Pour cela, avec à peine dix ans, j’ai décidé de vivre le célibat. Pour cela, j’ai sifflé lorsque l’on me l’a proposé. Pour cela, j’ai passé 14 ans dans l’Oeuvre. Je ne suis pas un saint, mais j’ai clairement à l’esprit que c’est ce que je veux être (bien que cela me semble être un impossible, avec ou sans la grâce de Dieu).

Ils disent que je ne sais pas distinguer l’essentiel de l’accessoire, que je m’accroche à ces choses. Ne serait-ce pas le contraire ? Pour moi, cela ne me pose aucun problème. Le problème, ce sont les directeurs qui me les provoquent avec leurs contrôles et leurs vérifications pour le cas où, avec leurs interprétations littérales, légalistes et d’esprit rigide, avec leur ‘placet’ à certaines corrections fraternelles. Dans certains cas, ils ont l’air obsédés et te rappellent à l’ordre dès qu’ils ont la moindre suspicion. Surtout, sur le thème de la séparation entre les deux sections. Ils m’ont maintenu brûlé avec cela durant longtemps. Et vous même me disiez, répondant à ma lettre d’avril dernier, que je devais vivre trois vertus (obéissance, docilité et esprit de sacrifice) et deux critères (précisément, fréquentation des femmes et consulter les livres).

Je vais aborder ces indications. Parce que -en-dehors du fait que je doive vous en remercier-, je pense que j’en suis arrivé à déborder avec toutes ces indications. C’est symptomatique que vous commenciez par me demander obéissance et docilité. Parce que la vertu, comme vous le savez bien, avant d’obéir à la norme, est disposition au bien. Je ne crois pas qu’il suffit d’obéir. Aux nazis jugés à Nuremberg cela n’a pas suffit, et personne ne va m’absoudre d’erreur parce que j’ai agi mû par la sainte obéissance. Je suis plus que fatigué par le refrain déformant : ‘toi, en obéissant, tu ne te trompes pas, même si ceux qui te le demandent se trompent’. Cela reflète une conception totalitariste de l’obéissance, qui à mon sens n’a rien à voir avec la vertu du même nom. Le jugement ultime -ici et maintenant- sur ce qu’il faut faire ou ce qui est licite de faire correspond à la personne qui agit. La vie de chacun (l’ensemble de ses actions comme un tout) n’est pas quelque chose déjà réalisé, mais doit être créé individuellement : ma vie est quelque chose d’unique et d’impossible à répéter. Elle est entre mes mains et je suis celui qui devra rendre compte d’elle. Rendre compte : ‘redde rationem vilicationis tuae.’ Pourrai-je justifier mon agir en invoquant le fait que j’ai obéi ? Oui, mais partiellement, non définitivement. La justification définitive est : j’ai agi rationnellement, j’ai fait ce qui est raisonnable.

La liberté est un don, c’est ma plus grande richesse. Que l’on ne me questionne pas maladroitement, s’il vous plaît : que l’on ai confiance en moi. Je vous le disait déjà dans ma dernière lettre : ‘Ut quid enim libertas mea ab aliena conscientia iudicatur ?’ Ni les directeurs, ni don D. n’ont le droit d’exiger que je m’excuse pour quelque chose qu’en conscience j’estime avoir bien fait. Quel dommage que je n’aie pas enregistré la conversation, parce que quiconque l’aurait écoutée jugerait que c’est une histoire de fous et il est difficile de croire que l’on ait pu arrivé à me dire ce que me dit don D.

Que la foi est au-dessus de la raison ? Certainement le surnaturel est sur le naturel, cependant il ne le détruit pas, mais s’appuie sur lui. Plus encore, l’exige. Une foi qui nie la raison, n’est pas une foi, mais une superstition. Ne me demandez pas, s’il vous plaît, que je tombe dans la superstition, ou que je fasse ce que fondamentalement je juge peu ou pas raisonnable. Est-ce raisonnable que je passe toute la journée à penser si avec chaque chose ce que je fait ou pas, je fais du tort ou pas aux autres ? Je le dis vu l’insistance avec laquelle on me dit que mon comportement fait du tort aux autres. Si je suis entouré de pusillanimes, pourquoi on n’essaie pas de bien les former au lieu de m’enquiquiner ? De mon côté, je suis disposé à vivre le précepte suprême de la charité et d’éviter le tort du scandale. Mais, par ailleurs, que l’on fasse la faveur de sortir les gens de leur pusillanimité et leur infantilisme moral, de leur ignorance et superstition. Finalement, à force de protection et de soins, ils vont finir par être des plantes de serre. De mon côté, si les directeurs ne font rien, je le ferrai. C’est-à-dire que je ferrai ce qu’au vu des circonstances, il me semble le plus raisonnable. Et parfois je considère plus raisonnable de scandaliser quelqu’un -avec modération, toujours avec modération- que ne pas le faire, parce que c’est l’unique façon de le faire descendre de son figuier et lui expliquer certaines choses.

Maintenant, si les personnes de chez nous veulent continuer à vivre de cette manière, ce ne sera pas moi qui vais m’y opposer. Par vivre de cette manière, j’entend jouer à enquiquiner les autres avec mille idioties, cultivant des plantes de serre et détruisant la nature au nom de la grâce. Je ne dis pas que tous le font : certains que j’ai eu la chance de connaître, des hommes réellement prudents -comme don Manuel P. ou don Ernesto J., don Joaquin R., don Jon B. et quelques autres- qui ne sont pas ainsi. Mais nombreux le sont. Quasi j’oserais dire que la majorité. M’être rendu compte que c’est la majorité qui pense ainsi et le vit ainsi, en connaissance de cause ou non, est ce qui m’a décidé à laisser tomber ma croisade inutile, à être moins idéaliste et poser les pieds sur le sol.

Par rapport à la fréquentation des femmes, j’ai déjà dit que j’ai les idées tout à fait claires et que je suis entièrement d’accord, mais il faut bien me comprendre : que l’on comprenne les circonstances. Ayant décidé de rester célibataire avant d’être numéraire, que va-t-on me raconter ? Ils n’ont pas à veiller sur moi comme ils le font, merci. Il me semble que certains directeurs n’ont pas fini de distinguer l’essentiel de l’accessoire. De mon côté, il peut me manquer un certain sens pratique, méconnaître le sens ultime de mes actes et tout cela. L’affectivité des femmes est sana doute tout un monde. Mais, croyez-moi, aujourd’hui, on est mieux préparé qu’il y a trente ans, et la méconnaissance de la mentalité féminine n’est plus si grande : à la télévision, dans les revues et à l’école, nous avons appris dès le plus jeune âge comment sont, pensent et sentent les ‘personnes de l’autre sexe’. Il n’est pas nécessaire d’être prêtre pour cela. Ce ne sera pas moi qui me scandaliserai si on me raconte qu’un numéraire et une numéraire quitte l’Oeuvre pour se marier, ou que deux numéraires couchent ensemble, ou qu’une numéraire s’en va avec un divorcé ou quoi que ce soit. Et après on te cache la télé pour ne pas voir un baiser ! Ou ils te censurent des annonces parfaitement décentes pour qui n’est pas une grenouille de bénitier, un pusillanime ou un réprimé. Ils devraient passer quelque temps à Amsterdam et ne plus se choquer pour un rien. Indépendamment de ce que les gens pensent des philosophes de Séville, je vous dirai qu’ils nous ont brûlés. Je préfère laisser de côté ce thème pour l’instant parce que je peux finir par me fâcher une nouvelle fois.

Et d’ailleurs un curé m’a demandé il y a environ un mois -après un commentaire sur le fait que j’avais été à la réunion de Pozoalbero avec une amie anglaise- que si je faisait partie du ‘groupe de réactionnaires de Séville qui veulent changer l’Opus’, et je ne sais quoi d’autre. A Séville, il n’y a aucun groupe de réactionnaires. Ce qu’il y a ici, comme en beaucoup d’autres endroits, ce sont de gens sensés qui en a marre d’être traités comme des enfants sans discernement. Chacun est comme il est et qu’on ne me mette pas dans une guerre qui n’est pas la mienne.

Pour ce qui est de consulter les libres, je ne sais pas ce que cela vient faire. Je ne dis pas que j’ai un critère suffisant pour décider de lire ce que je lis (je ne le dis pas, mais je parierai que c’est bien le cas). Ce que je ne vois pas, c’est ce que cela vient faire. Si c’est une nouvelle manifestation d’humilité et pour me maintenir comme un enfant, je n’y vois pas le plaisir. Remarquez que votre demande ne me pose aucun problème et j’ai déjà dit en son temps que cela me paraissait très bien de consulter des livres, s’il n’y a pas moyen de faire autrement et si ainsi tout le monde est content. Ce que je dis, c’est : à quoi cela sert ? Est-ce une autre manière de m’enquiquiner ? Cela me déconcerte. Cela me déconcerte complètement.

Enfin, si vos indications me déconcertent, même si je les accepte pleinement -très important- chacune à son niveau (les vertus comme vertus, les critères comme critères : une distinction que don D. ne semblait pas comprendre). Les raisons qui m’ont été avancées pour accompagner le conseil de quitter l’Oeuvre m’ont laissé encore plus perplexe. Ce ne sont pas des raisons, mais des raisonnements et des motifs. Vous comprendrez que j’en arrive à une certaine perplexité. Deux des raisons que l’on me donne et pour lesquelles on suppose qu’il conviendrait que je m’en aille, me sont en grande mesure incompréhensibles comme raisons suffisantes : que j’ai un caractère radical et que mon sens commun est atypique. Si je considère le caractère de certains et le sens commun du citoyen moyen qui m’entoure, je le prends pour un éloge. Cependant, les deux autres raisons sont définitives et, pour cela, je comprends que je dois partir sans perdre une seconde : qu’en conséquence de ce qui a été dit auparavant, je peux causer du tort à d’autres et que j’ai acquis des habitudes incompatibles avec la condition de numéraire. Il est inutile de dire que je ne veux faire du tort à personne et que si quelques-unes de mes habitudes sont jugées incompatibles, tout est dit. Et venir aussi me dire qu’ils ne veulent pas me demander quelque chose qui va me coûter beaucoup de donner -à part d’être du sentimentalisme- est tout simplement fallacieux car il y a moins d’un mois on m’a exigé quelque chose qui me coûtait beaucoup et que j’ai accepté dans les larmes.

Ce que je ne comprends pas bien c’est pourquoi ils se défont d’un numéraire avec tellement de facilité. Je veux dire, je suis disposé à être fidèle et à changer ce qui est nécessaire dans mon caractère, mes habitudes ou mes dispositions. Après tout, j’ai fait la fidélité il y a déjà plusieurs années et on suppose qu’il s’agit comme d’une garantie d’aptitude, ou quelque chose dans le genre. De plus, il y a toute cette histoire sur la grâce de la vocation, la pharmacopée que l’on a chez nous ou je ne sais quoi. Mais, bien sûr, si je n’en vaut plus la peine, si l’effort pour maintenir cette vocation n’en vaut plus le coût, il n’y rien à ajouter. Sans doute s’agit-il d’une décision sage et prudente de la part de ceux qui l’ont prise. A la délégation, quatre personnes ont décidé, dont trois n’ont jamais parlé avec moi plus de cinq minutes depuis que je les connais et seulement me connaissent sur papier. Enfin, comme je ne veux pas être injuste, je dois supposer que, dans tous les cas, ils disposent d’informations suffisantes pour pouvoir décider. Mais cela ne manque pas de me surprendre qu’un conseil comme celui-là, si fondamental pour moi -et dont j’ai déjà dit que je considérais non comme un conseil, mais comme une indication que je pensais suivre de toute manière- puisse être donné par des personnes qui m’ont aussi peu fréquenté. Un conseil-indication, en plus, qui compte avec l’opinion défavorable du prêtre avec qui j’ai la direction spirituelle, don E. J’étais en train de chercher avec son aide mon propre cheminement à l’intérieur de l’Oeuvre et je crois que j’allais bien. Lentement, mais sûrement.

En deux mots, ils se sont trompés avec moi. J’ai une vocation comme un camion et les directeurs se sont trompés. Cela entrait dans l’ordre du possible, de la condition propre à la faillibilité de l’homme, même quand on s’organise de manière collégiale. Comme il est convenable de suivre ce conseil-indication dans tous les cas, je le fais ainsi ; sans exclure que je puisse me tromper en ne me défendant pas, mais avec une haute probabilité d’être en train de faire ce qui est le plus convenable étant donné les circonstances.

Comment vous le dirais-je ? Entre ce que vous nous dites dans vos lettres (ou à n’importe quelle occasion) sur la fidélité et la situation actuelle dans laquelle je me trouve, il y a un abîme. Il est toujours difficile de passer de la théorie à la réalité et cela justifie n’importe quelle différence entre ce que l’on pense être l’esprit fondationnel et ce que l’on vit. Tant parler et entendre parler de liberté et ensuite... Ou de fidélité et après on efface quelqu’un qui veut être fidèle d’un trait de plume. Qu’ils ne veulent pas que je souffre davantage et qu’ils le font pour mon bien et pour celui de l’Oeuvre ? Et bien magnifique. Pour un rationaliste comme moi, être ou cesser d’être de l’Oeuvre n’a rien à voir avec le bonheur, mais était une question de principe. Un devoir. Un honneur accepté avec joie et avec amour, même si cela coûte parfois et qu’il soit parfois nécessaire d’aller à contre courrant. J’ai passé de mauvais moments, j’ai eu mes doutes et mes perplexités en conséquence de certaines choses que l’on m’a dit. Mais je continuais à penser que persévérer était une question de principe.

Cependant, les directeurs ont raison : oui cela a un lien avec le bonheur. En ce sens, et laissant de côté que ici bas il faut surtout rechercher la sainteté, la souffrance que j’observe depuis des années -le coût humain, des vies détruites, des personnes à moitié schizophrènes- est une confirmation réelle, au-delà de toute théorie ou opinion contraire, que l’institution fonctionne d’une façon qui force la manière d’être d’un grand nombre de personnes (particulièrement, de nombreux numéraires ; ce qui signifie qu’il est réellement difficile de réunir les conditions pour être numéraire et qu’il faudrait restreindre l’entrée pour nombre de personnes). La douleur, les pleurs, les dépressions et obsessions et même les schizophrénies sont, dans certains cas, une preuve de ce que quelque chose ne fonctionne pas comme il faudrait. Et, c’est pour cela qu’il vaut mieux que certains d’entre nous quittions l’Oeuvre ; pour notre bien, bien sûr. Evidemment, ceux qui ont déjà vécu longtemps dans l’Opus Dei ne vont pas partir maintenant, cela n’en vaut plus la peine. Mais ceux qui sommes plus jeunes pouvons encore refaire notre vie sous de nouvelles auspices. C’est peut-être cela le critère : si la souffrance apparaît avant un certain âge, on conseille le départ ; sinon, on laisse faire n’importe quoi pourvu que la personne persévère. A un certain âge, où peut-on encore aller ? Sans aucun doute, cela cache une certaine sagesse.

Pour cela (permettez-moi cette digression, personnalisant avec un exemple), J. est un luxe que l’Oeuvre peut se permettre. La délégation ne peut se permettre le luxe de laisser J. s’en aller. Avant tout parce que si quelqu’un dit : ‘ dans l’Opus vous vivez de telle et telle manière et vous êtes des rigides, etc.’, on peut répondre : ‘Mais non, regarde J. qui fait ce qu’il veut », et le tour est joué. C’est comme un beau petit point de beauté. Un seul, cela fait joli ; mais un grand nombre, ce serait un désastre, depuis le point de vue esthétique et fonctionnel. Je ne dis pas que cela ne me paraît pas prudent et même sage de prendre une telle posture. Et je comprends que l’on ne veuille pas d’autres points de beauté, et que l’on me considère comme une verrue qu’il faut éliminer. Traiter chacun comme il est, me traiter avec mes particularités : une petite période oui, mais il ne faut pas exagérer parce qu’on ne peut faire la même chose avec tout le monde. En ce sens, je suis maintenant surpris de la patience qu’on eu les directeurs avec moi, et je pense que m’en aller va être pour certains un motif de soulagement. Tant mieux que j’aie compris l’allusion et que je n’ai pas organisé une défense acharnée de ma vocation. Ainsi, c’est plus facile pour tout le monde.

Par rapport aux directeurs, je vous dirai un mot, bien qu’il soit très facile de dire qu’ici personne n’est indispensable et que mon idée de l’Oeuvre je peux me la garder. Evidemment, le copyright, je ne l’ai pas, c’est vous qui l’avez. Mais quand on dit que ‘c’est le sage qui enseigne et le prudent qui gouverne’, il faudrait s’assurer qui sont ces viri probati. Parce qu’il me semble que nous courrons le risque de confondre prudence avec accomplissement de la loi ou du critère au pied de la lettre, et gouverner comme si le passage du temps n’existait pas, comme si nous étions toujours à je ne sais quelle époque obscure et confuse où les hommes mûrs tiennent les plus jeunes par la main. A une époque où les personnes mûres pensent que tous les autres sommes des mineurs d’âge. Décidément, et vu d’ici, malheur aux philosophes et à leurs pauvres raisons ! Une personne parmi les premières de l’Oeuvre, philosophe, m’avait déjà dit que les philosophes de chez nous qui sont saints le sont parce qu’ils l’étaient déjà avant d’être de chez nous. Je ne l’avais pas cru, mais maintenant il semble que je doive lui donner raison. Au fond, vous souhaiteriez peut-être changer quelques directeurs et mettre à leur place des personnes plus jeunes, moins prudentes et surnaturelles, mais plus fraîches et naturelles. Mais je suspecte que même si vous souhaiteriez le faire, vous ne pourriez pas, vous ne le pouvez plus.

S’il faut renvoyer la faute à quelqu’un pour tout cela, c’est aux temps dans lesquels nous vivons. Je le comprends : ils semblent exiger des dispositions extraordinaires qui parfois se retournent contre nous et ont des effets pervers. C’est déjà désagréable qu’il y ait certains critères avec un fondement plus que discutables, même pour ceux qui arrivent à les comprendre. Bien sûr qu’il y a un langage qui parle par lui-même, mais même ce langage change pour qui sait être attentif à ce qui se passe dans le monde. Ce qui ne peut être tolérer est l’inflexibilité, la rigueur maladive dans l’interprétation et l’application des normes et des critères. L’Eglise regrette beaucoup les temps de l’Inquisition et avec raison ; en son temps, l’Oeuvre lamentera d’avoir manqué d’un tel manque de perspicacité.

J’ai pris le temps il y a trois ans d’établir une liste avec les interprétations de critères qui m’avaient été donné après avoir consulté quelque chose ou d’avoir expliquer ma manière d’agir dans tel ou tel cas. Avant tout pour m’aider à comprendre. Si jamais vous avez la curiosité de vouloir en prendre connaissance, n’hésitez pas à me la demander, vous aurez une fameuse surprise : la compréhension du sens de certains critères est nulle, même par certains des directeurs les plus importants. Il commence à être temps de comprendre que la société d’aujourd’hui n’est plus la même qu’il y a vingt ou trente ans. En nombre d’aspects, c’est la même, oui, mais pour beaucoup d’autres choses elle n’a plus rien à voir. Et il y a plus d’aspects différents que d’aspects communs. Surtout, ceux qui avons moins de trente ans, ne comprenons absolument pas ce que recherche ceux qui ont dépassé cet âge. C’est comme cela dans tous les aspects de la vie. Gouverner avec un retard de trente ans dans la perception de son champs d’opération, quelle entreprise peut y survivre ? Des Congrès Généraux chaque huit ans ? Qu’on le fasse chaque quatre ans ! (c’est une manière de parler, c’est l’idée qui importe).

Demander obéissance à la tradition et foi en l’autorité, doit se faire à l’intérieur des limites du raisonnable. Pas au-delà. Ce que l’individualisme libéral ambiant nous a enseigné depuis tout petit c’est de questionner toute tradition par principe et ne l’accepter que si elle se justifie en soi, sinon on la refuse. Ainsi, il y a des traditions, des normes, des dispositions, des lois, des indications, des critères, des directives et d’autres aspects formels de chez nous qui ne se justifie pas en soi, ou que l’on n’arrive pas à rendre intelligibles à ceux qui ont moins d’un certain âge parce que -pour le dire clairement- bon nombre de raisons que l’on donnait il y a seulement cinq ans, ne valent déjà plus aujourd’hui. N’importe quel pédagogue le sait parfaitement. Et, chez nous, je crains que la pédagogie ne fonctionne pas. Il ne suffit pas de faire des effets d’annonce, de tout confier en la répétition. Aujourd’hui, cela ne suffit plus. Tout doit se justifier par soi-même, au présent. On ne peut me demander a priori obéissance, docilité et esprit de sacrifice. Ce n’est pas sensé.

Un autre point, en relation avec le précédent : il me semble que l’ambiance de chez nous est comme raréfiée, il y a comme un air irrespirable, à force d’enquiquinements et de petitesses. Je vins à l’Opus Dei pour quelque chose de grand, pour expérimenter la liberté des fils de Dieu. Et je me retrouve que l’on vient avec des idioties et qu’ils sont esclaves de la loi. S’ils ne veulent pas ouvrir la porte, qu’ils ne le fassent pas, mais il y aura chaque fois plus de personnes qui sortiront par les fenêtres. C’est un pur instinct de conservation et une profonde liberté de conscience. Mon expérience est-elle très particulière ? Oui, mais elle est suffisante. Elle est aussi suffisamment triste. C’est le scandale de la défection des masses qui nous affecte le plus aux jeunes. Ici, je dois dire que je suis un peu cassé à l’intérieur (mais rien qui ne puisse s’arranger avec le cours du temps et un peu d’affection).

De mes amis philosophes, qui restent-ils ? J. Et il reste parce qu’il est déjà fou, parce que tant de contradictions l’ont traumatisé et cela n’arrangera déjà plus rien de s’en aller. Je ne crois pas qu’il y ait d’autres motifs. Surnaturels, en tous cas pas, ne les cherchez pas. Avec raison, il ne parle aux directeurs que le strict nécessaire : pourquoi chercher davantage de souffrance ? Ou plutôt, pourquoi s’irriter davantage avec des idioties ? A. aussi est complètement toqué. Un toqué rationaliste, pauvre homme, qui pense encore -comme Thomas d’Aquin et comme moi- que l’unique justification définitive devant Dieu et la conscience est : ‘j’ai agi rationnellement’. Le cas de C. est différent et je suppose qu’il vous procurera de grandes joies. Mais au contraire, N., C., W., R., P., F., M.A., J., M.... ou C., C., C., I., F.... s’en sont allés. Ce sont seulement les philosophes (hommes et femmes) dont je me souviens à première vue. Avant je pensais que la cause principale de tant de défections était le manque d’esprit surnaturel, d’humilité, de foi, d’espérance et de charité et que cela et la fatigue dans la lutte expliquaient tout. Quelle manque de vision de ma part !

Je ne suis personne pour juger. Chacun avait ses motifs particuliers bien sûr et très différents seront sans aucun doute ceux de don José (P.A.) ou ceux de W. ou de F. Mais j’ai aussi parlé avec certains d’entre eux et il y a des raisons plus générales. A part trois d’entre eux, je les ai tous vu pleurer. Voir M. pleurer un an après s’en être allés, m’a fait énormément de peine. A elles aussi, que j’ai vu pleurer dans les couloirs de la Faculté, sur un banc du parc ou dans la bibliothèque de l’Université. Et pour m’être approcher et avoir essayer de les consoler, j’ai reçu des rappels à l’ordre de la part des directeurs. Oui, parce que les filles numéraires ne sont pas des personnes comme les autres, ni même simplement des personnes de l’autre sexe, il y a un critère très clair sur la fréquentation entre les sections, un point c’est tout. Vous savez bien, on ne peut pas guérir l’hémorroïsse le samedi. Ni même la regarder : cœur de pierre et regarder le plafond. Mais laissons cela car je ne veux pas m’irriter.

Mon sens commun est-il atypique ? Le disent-ils pour ce que je pense qui est important ou pas ? J’admets qu’il peut me manquer de sens pratique ; mais j’ai un sens humain et chrétien bien au-dessus de n’importe quelle interprétation légaliste de la prudence. [...]

Approfondissant davantage les choses, l’institution s’est convertie, apparemment, en un obstacle entre Dieu et moi. Elle ne me sert plus pour rencontrer le Christ ce qui est -je pense- ce que je visais. Cela fait plusieurs années que le visage aimable du Christ n’apparaît plus nulle part : seule la Croix, une immense croix quand je vais faire la prière. Et en plus, voilà que mes relations avec Dieu sont mesurées par des relations juridiques. Vos indications sur la manière de faire la prière et les autres guides arrivent parfois trop tard, lorsque le mal est fait de manière irrémédiable. Grâce à Dieu, on voit que les pages des éditoriaux de Cronica sont écrites par une autre personne -beaucoup plus sensée- depuis quelques temps. Certains des précédents étaient un prodige d’orthodoxie doctrinale..., et d’aliénation spirituelle et mentale. Comme le fameux éditorial intitulé ‘L’oubli de soi’, auquel on te renvoyait à tout moment.

L’Oeuvre est très jeune et, à mon avis, elle subit une crise de croissance. Il me semble qu’il lui pousse comme des boutons de tous les côtés et son apparence est peu aimable. Les gens veulent voir l’Oeuvre belle, aimable, vive, fraîche... et ce n’est pas cela qu’ils voient. Ils voient comme dirait une blague sur les dinosaures, un ‘diplodopus’ (je le dis sans vouloir offenser personne). Beaucoup d’orthodoxie et tout et tout, mais il y a un grand nombre de personnes qui ne sont pas heureuses. Je le vois, les gens que je fréquente le voient et me le disent. Je sais que certaines parmi les personnes qui m’aiment le plus seront très contentes quand ils sauront que j’ai quitté l’Oeuvre. Je ne sais pas s’ils ont droit à cela parce qu’ils vont peut-être mal l’interpréter, mais je le comprends parfaitement car au cours de ces dernières années, ils n’ont pas vu en moi un personne heureuse et qui vit sa vie avec naturel. Et ceci alors que j’ai amélioré beaucoup. Evidement, j’ai amélioré depuis que j’ai la dispense de la vie en famille et que je ne suis plus soumis à des diatribes et des discutions internes pour des bêtises et des petitesses. Les directeurs ont raison de penser que le mieux qu’ils aient à faire est de se défaire complètement de moi.

Mais, pour revenir au point précédent, je crains que si on a gagné chez nous la bataille de la formation dans la foi et la morale -ce dont je doute-, on a perdu celle de la formation affective. Et maintenant, certains d’entre nous sommes en train de le payer. Parce que si quelqu’un n’aime pas avec ce cœur de chair -que notre Père voulait que l’on mette en tout et nous a appris à le faire ainsi, à tant dire ‘Attention avec le cœur !’ et tant d’avertissements pleins de préjugés et, qui sait, d’expériences négatives-, il n’y a plus de forces ni de motifs pour accomplir la loi. Et on finit pas en avoir marre qu’on vous dise que vous avez des raisons, mais que vous n’avez pas raison. Je suis peut-être un peu ou beaucoup rationaliste, mais en plus du cœur, j’ai besoin de raisons et on ne m’en a données que trop peu souvent. La compréhension, je vous l’écrivais déjà dans une lettre voici plusieurs années, est un existenciaire comme disait Heidegger : une manière d’être dans le monde pour certains. Si tu ne comprends pas, tu ne fonctionnes pas. Sauf si tu sais aimer réellement et je crains que ce ne soit pas mon cas. On te dit : ‘Cela est évident’. Et tu le crois parce que c’est ce que l’on t’a enseigné depuis tout petit. Mais cela n’a rien d’évident, rien du tout : personne, à part nous, ne voit rien. Parce que nous, nous ne voyons pas, nous croyons. Et personne ne peut accepter par la foi, la raison par laquelle tout le monde croit. Combien tout cela est éloigné du ‘aime et fais ce que tu veux’ de Saint Augustin !

De fait, une des plus grandes difficultés que j’avais pour me décider de m’en aller de chez nous est que je n’arrivais pas à prendre une décision en conscience. Parce que je ne savais déjà plus ce qu’est de décider en conscience. Si on te donne la loi et l’interprétation de la loi, le critère, le règlement, et rien moins que jusqu’à la praxis, de telle façon que le jugement de prudence ou pratique ne peut même plus s’exercer -puisqu’il se réduit à une pure acceptation ou obéissance ad litteram de l’autorité de la loi et de ses ministres-, tu en arrives à tant d’entremise entre toi et ta conscience que tu ne sais même plus ce qu’est d’agir en conscience. Parce qu’elle a été remplacée -comme dans la judaïsme- par la loi. Il n’y a pas de place pour la vertu éthique, le jugement pratique est inutile : la raison pratique a été assimilée à la théorique. Le fait est que je n’entendais plus ni la voix de Dieu, parce que la conscience était étouffée, annihilée. ‘Littera occidit, spiritus autem vivificat’. Ainsi il n’était pas rare dernièrement que je me mette à penser sérieusement si je n’étais pas en train de devenir fou. Quand j’ai dit au Seigneur, peu après avoir sifflé, ‘Seigneur, plutôt devenir fou que m’en aller de chez nous’, je me rend compte maintenant que je commençais déjà à devenir fou, parce que personne, en étant sain d’esprit, ne peut demander une chose pareille.

Enfin, comme vous le savez bien, l’Oeuvre devra s’améliorer et il se peut qu’elle en arrive -ou pas- à ressembler à ce qui en était mon idée. Mais, moi, je ne peux plus attendre car il est prévisible que le changement sera lent et que je meure avant de le voir. Et ce n’en vaut pas la peine, réellement cela n’en vaut pas la peine, que je continue à m’irriter le reste de mes jours. Tant que la majorité veut continuer à vivre ainsi, qu’elle continue comme cela. Si tu oses suggérer quelque chose ou manifester ta surprise devant quelque chose, on te dit : ‘Toi, prie, prie pour les intentions du Père et sois très uni aux intentions des directeurs’. Ou comme vous me l’indiquiez : ‘Obéissance, docilité et esprit de sacrifice’. Vraiment, je crois que c’en est assez de tout cela et qu’on me dise : ‘violenti rapiunt !’

C’est-à-dire, ‘fais-toi violence’. On me dit : ‘pour ce qui est de la conscience, nous ne pouvons pas entrer, nous n’allons pas violenter ta conscience. Tu dois la violenter par toi-même’. Sont-ils fous ou quoi ? Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Je peux violenter ma conscience -après tout, ce n’est jamais qu’une pauvre créature-, par amour, c’est-à-dire parce que ma personne est derrière et gouverne ses actes. Mais si je ne parviens pas à aimer suffisamment ou si ma personne n’apparaît nulle part, violenter la raison est un suicide. Et on me l’a demandé avec ces mêmes mots. Grâce à un nouvel effort de discernement, je peux accepter certaines choses sans tomber dans la folie ou le total manque de références. Si la morale a quelque chose en commun avec le raisonnable, que l’on arrête ces histoires de violenter la conscience ou la raison. Ce que je ne permettrai pas, c’est que mon (celui de l’Oeuvre) sens de la morale m’empêche de faire le bien que je considère raisonnable. Le bien qu’en conscience je vois que je dois faire. La morale pharisaïque est tout simplement méprisable.

On m’a dit que c’est une question de faire un grand saut dans la vide, confiant en Dieu. Ecoutez, je ne crois pas que Dieu va se prêter à tout bout de champs à ces jeux de trapézistes, uniquement par ce qu’aux directeurs cela leur plaît tellement. Je ne suis pas Sainte Thérèse de Jésus, ni Saint Jean de la Croix. Il faut beaucoup de sainteté pour prendre certaines décisions et je ne l’ai pas. Il me semble que ces dernières années, ils sont en train de confondre le point de départ avec l’objectif et je suis encore très loin de l’objectif. Mais, si pour être éloigné de ce qui est supposé que je doive atteindre chez nous, la sainteté, il y a des décisions que je ne peux pas prendre et pour cela je dois partir, alors il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Il y a des choses qui ne peuvent pas se demander sans les méditer longuement en présence de Dieu. Et on les exige bien trop fréquemment à nombre de personnes. Les simples de cœur continuent de l’avant avec l’aide de Dieu, nous qui le sommes moins, nous restons sur le bord du chemin.

Je suppose qu’il en a toujours été ainsi (c’est ce que l’on me dit) et que c’est la sagesse ascétique multiséculaire de l’Eglise. Mais même l’Eglise n’ose pas exiger juridiquement la sainteté, tout en la souhaitant de toutes ses forces pour tous ses enfants. Et pourtant, l’Oeuvre le fait. Et parfois avec impatience. Comme si s’identifier avec l’esprit et les moyens ascétiques et apostoliques de l’Opus Dei étaient un question quasi instantanée ! Chacun va au pas qu’il peut et le mien est très lent. Trop pour mon impatience et celle de certains directeurs à ce qu’il semble. Sûrement, cela ne vaut pas la peine de continuer à s’identifier en se tapant la tête contre le mur. Une fois de plus, je suis presque certain que les directeurs ont bien raison de me conseiller de m’en aller, même si eux-mêmes ne savent pas pourquoi, parce que je vous assure qu’ils se sont trompés. S’agissant d’un aspect pratique, il y aura une partie de clairvoyance et une partie d’erreur. La vie est comme cela.

Rien n’a été perdu. Mais je ne comprends pas la logique : si mon appartenance à l’Oeuvre était un vouloir de Dieu et voilà que maintenant c’est devenu contingent, alors même l’Oeuvre, qui est aussi une volonté divine, sera aussi contingente. Le mieux, j’imagine, est de ne pas mêler Dieu dans ces histoires. De mon côté, je serai à nouveau un fidèle chrétien comme n’importe quel autre, en marge des institutions ecclésiastiques. Au fond, je ne sais pas aussi bien que vous ce qu’est l’Eglise (après tout, c’est un mystère et je ne vais pas le résoudre en lisant l’un ou l’autre ecclésiologue), ce qu’est l’Opus Dei en tant que parcelle de l’Eglise, ou quelle autorité a la Prélat (et ses directeurs) pour disposer comme ils disposent et ce qu’ils disposent sur la vie de ses membres. Mais je vais retourner dans la sein de l’Eglise sans autre intermédiaires institutionnels, pour me réconcilier avec Dieu et avec le monde. Cela vous paraîtra surprenant que je parle ainsi. C’est difficile d’exprimer ce que je veux vous dire, mais je suppose que vous me comprenez.

Heureusement, après des années sans y parvenir, j’ai commencé à me comprendre moi-même en marge de mon appartenance à l’Oeuvre, relativisant ainsi bon nombre de choses, entre elles le caractère absolu de la vocation à l’Opus Dei que l’on nous inculque chez nous. Je suppose que c’est ce qui me permet de dire que j’agis en conscience et je ne crois pas que je me trompe. Cela ne vaut pas la peine d’absolutiser la vocation comme on a l’habitude de le faire. Quand notre Père disait que si quelqu’un s’en va, il faisait une trahison à Dieu et à tous, je ne sais à quel traître malveillant il faisait allusion. Quand il disait qu’il ne donnait pas un clou pour ceux qui s’en allait, ou qu’ils les avaient vu revenir en pleurant, je ne sais à qui il se référait. Mais en tous cas, je crois que mon cas et celui de beaucoup d’autre ne cadre pas avec ces descriptions. Nous ne cherchons rien d’autre que de l’air pur, pouvoir respirer sans persécutions, sans que l’on te demande de donner tout de suite ce que tu n’es pas encore en conditions de donner. Je m’en vais pour sauver la raison et la conscience. Serai-je récupérable pour la vie normale ? (je le dis en tenant compte que je ne sais pour quelle raison je continue à penser que j’ai une vocation on ne peut plus claire).

Je ne pense pas que je sois un impatient pour ne pas attendre les changements (je ne sais même pas s’ils viendront). Je m’étais fait un raisonnement sur le fonctionnement des institutions (après tout, mon sujet d’étude depuis deux ans est l’Economie Politique Constitutionnel et le changement institutionnel) et jusqu’à un certain point je peux comprendre pourquoi les choses sont telles qu’elles sont et pourquoi il n’est pas prudent qu’elles changent du jour au lendemain. Je pourrais continuer, et Dieu sait que j’ai la tentation de le faire ! Mais je ne veux pas souffrir davantage et je pense que les directeurs, au fond, ont raison de me demander de m’en aller. C’est dommage que je finisse par voir les choses ainsi, ayant peur de Dieu ou confondant le visage très aimable de son Fils avec un paroi d’incompréhension ou une croix insupportable, ou avec un critère qui est une véritable pierre de scandale. Mais c’est ce à quoi nous en sommes arrivés. Et cela ne vaut pas la peine de continuer à se taper la tête contre le mur quand il y a tant de chemins pour arriver au même but. Les directeurs me le disent depuis quelques temps et je crois qu’il est temps que je les écoute.

Je ne considère pas ce temps comme perdu, ni ne renonce à rien de ma vie chez nous. Ce qui s’est passé, l’a été avec mon consentement, parce que j’aurais pu m’en aller avant et je n’ai pas voulu. J’ai appris et amélioré beaucoup et j’espère continuer à apprendre et à améliorer. Souvent je me suis appuyer sur la joie de l’Administration, dans la paix que donne d’entendre rire une numéraire auxiliaire. Je crois que c’est ce que je vais le plus regretter.

Permettez-moi une dernière digression avant de finir. Je ris encore de comment après avoir dit que la fin naturelle et surnaturelle ne se distingue pas réellement, on m’a dit dans un cours de théologie sacramentaire que les enfants non baptisés vont dans les ‘limbes’. Va-t-on mieux expliquer les choses, oui ou non ? Ceux qui travaillent sur ces sujets, vont-ils approfondir une fois pour toutes le thème des relations entre le naturel et le surnaturel ? Les notes internes de philosophie sont totalement déplacés dans un grand nombre de cas. Et si ce ne sont pas les notes, ce sont les explications. Il faut cesser d’enseigner de prétendues certitudes et apprendre aux personnes à vivre avec l’incertitude, avec des questions sans réponses, peu claires, avec des problèmes, qui est ce dont la vie est faite ? Sinon, nous sommes sans filet sur un ballon de suffisance (‘chez nous, il ne se passe rien de grave, et s’il y a quelque chose de grave, qu’importe ? Et si cela importe, que se passe-t-il ?’) et au moindre vent, nous pouvons nous dégonfler.

Je crois qu’ici commencèrent les problèmes : lorsque je commençais à accepter par la foi ce qui est supposé devoir former la raison. Et à 90% des gens, au minimum, il leur arrive la même chose. Quelques conversations avec des personnes qui sont au centre d’études m’on confirmé que l’on construit sur le volontarisme bien-intentionné et la ferveur de la première charité, pas sur la conviction rationnelle et la conviction responsable. Si l’Opus Dei peut seulement aller de l’avant en se basant sur la conformité idéologique (dans le sens mentionné d’accepter sans comprendre) des esprits juvéniles, je n’y vois pas beaucoup de futur. Bien sûr que Dieu sait tout et que l’Oeuvre continuera avec sa grâce. Mais il conviendrait peut-être de mettre moins d’obstacle à son action, de changer de pédagogie, d’écouter davantage les intellectuels qui ont un autre avis que ce que disent les vaches sacrées, etc.

Je n’envie pas votre responsabilité, ni vos décisions de conscience. Précisément pour cela je n’arrête pas de prier intensément pour vous et vos intentions tous les jours, certains que vous avez davantage besoin de cette aide que n’importe qui dans l’Oeuvre, et pour les directeurs. Je prie aussi comme un fou, depuis le jour où j’ai sifflé pour que le Seigneur m’augmente la foi, l’espérance et la charité. On voit que de mon côté j’ai mis beaucoup d’obstacle à son action. Si je n’arrive pas à comprendre pour croire, j’arriverai encore moins à croire pour comprendre. Si je vois que notre immobilisme s’apparente à celui des hommes qui ont un corps en pierre comme dans les blagues de Mingote et que les directeurs sont directeurs depuis qu’ils terminent le centre d’études et qu’ils n’ont jamais été autre chose que directeurs, vous comprendrez que je suis un peu désespéré. Ou pour le dire autrement, découragé, ce qui est plus naturel et plus somatique. Si on me dit que je ne peux pas guérir l’hémorroïsse le samedi, ni donner à manger à celui qui a faim avec l’or du temple, alors je ne sais plus ce qu’est la charité.

Que je suis un présomptueux pour parler comme je parle ? Un idiot intelligent ? Je ne crois pas. J’ai tant douté de moi-même et de mes critères dernièrement que je ne peux pas douter davantage : j’ai besoin de référence. Fragile et faible ? Plus que les autres. Ce qui me console, c’est que je suis honnête avec moi-même. J’espère seulement que le Seigneur me traite comme Saint Pierre après son reniement et que son regard croise le mien. Dans tous les cas, je ne m’en vais pas triste. Je pars un peu déçu ou désenchanté, mais pas triste parce que ce que j’ai fait pour le Seigneur est fait et ce que j’ai appris et amélioré, restera. Ce qui est fait, est fait ! Mais par ailleurs, il me semble que les choses étant ce qu’elles sont dans l’Oeuvre, je n’en suis plus capable, je ne parle même plus de devoir, mais de la pure capacité de subir plus de complications et de supporter davantage d’enquiquinements.

Une fois de plus, je ne veux pas donner un ton excessivement surnaturel à cette histoire, parce qu’il me semble que c’est justement là où il y a excès. A tant chercher des raisons surnaturelles, j’en obtient des raisons, mais je n’ai pas raison. Et si les directeurs se trompent, je ne me trompe pas en obéissant. Et alors que tout cela ne signifie rien pour moi.

Père, je ne continue pas à m’emberlificoter. Je suis sûr que vous avez d’autres cas -certains comme le mien- sur votre bureau et je vous ai déjà pris plus de temps que j’en avais le droit. En plus, cela fait un moment que je suis en train de dévier.

Je voudrais terminer avec quelques mots de remerciements envers les directeurs qui m’on traités avec tant d’affection et dont je n’ai pas su suivre les conseils quand ils m’ont suggérer il y a déjà plus d’un an de réfléchir à m’en aller : j’avais confondu mon amour pour l’Oeuvre avec le fanatisme pour ma vocation. Imperceptiblement, j’étais passé de l’un à l’autre. Il est temps de remettre les choses à leur place.

Je veux aussi vous demander pardon pour le ton légèrement fâché de cette lettre : ou je l’écris ainsi ou je remplis le papier de larmes. Et, comme je le disais au début, neque ridere neque lugere sed intelligere. Si je suis comme je suis et l’Oeuvre est ce qu’elle est dans l’histoire, et si les directeurs me conseillent de m’en aller, et bien je m’en vais. Après tout, c’est possible que je sois tout simplement incapable de continuer en elle, même si je l’aime beaucoup et en cela je ne le céderai à personne, ni d’un millimètre.

Maintenant je vois, parce qu’auparavant je ne le voyais pas, que cela ne vaut pas la peine de continuer à s’irriter et que cela suffit de parler des larmes de purification. Le ressentiment et le cynisme, disent les psychologues, sont les dernières manifestations d’une affection qui s’obstine à ne pas disparaître. Mais comme le montre l’expérience de tant et tant d’autres, même le ressentiment finit pas passer. Et on peut alors passer à autre chose. Ce qui n’est pas frivolité, mais du pur sens commun (atypique bien sûr).

Avec toute mon affection, je vous salue, en vous demandant de prier pour moi la Sainte Vierge.

12 décembre 1993