De la piété spontanée à la pratique obligatoire

Par Bruno Devos, paru dans La face cachée de l'Opus Dei en 2009.


Le premier thème abordé dès qu’on entre dans l’Opus Dei, est le « plan de vie », c’est-à-dire la liste des dévotions qu’un membre doit obligatoirement accomplir. On les appelle le plus souvent normes ou encore coutumes. Voici la liste de ces normes :

PLAN DE VIE [1]
CHAQUE JOUR IL FAUT :
– Se lever immédiatement dès que le réveil sonne (minute dite héroïque).
– Embrasser le sol en disant serviam (je servirai).
– Faire 30 minutes de prière le matin et 30 minutes l’après-midi (pendant lesquelles il est vivement conseillé de méditer les textes de saint Josémaria).
– Assister à la messe et communier.
– Rester exactement 10 minutes en prière d’action de grâce après la messe. Puis, réciter le Trium Puerorum (Le Cantique des trois enfants dans la fournaise), ainsi que le psaume 150.
– Dans la journée, se recueillir quelques instants devant le Saint Sacrement (Visite au Saint-Sacrement).
– Réciter l’angélus à midi.
– Réciter un chapelet (50 Je vous salue Marie) et méditer les 15 mystères du Rosaire restants.
– Lire pendant 10 minutes un livre de spiritualité imposé par le directeur spirituel et pendant 5 minutes le Nouveau Testament.
– Faire un examen de conscience à midi et le soir.
– Réciter une prière en latin réservée aux membres de l’Œuvre (Preces).
– Prier pour les intentions du prélat.
– Offrir une mortification pour le prélat (d’habitude, lui offrir la douche froide quotidienne).
– Les numéraires doivent porter deux heures par jour le cilice (sorte de bracelet en fer avec des pointes) autour de la cuisse.
– Réciter plusieurs fois par jour la prière « Souvenez-vous » à l’intention des autres membres de l’Œuvre.
– Dans les centres, en entrant et sortant de chaque pièce, regarder l’image de la Vierge en récitant une oraison jaculatoire.
– En entrant et sortant d’un centre, saluer l’ange gardien du centre et faire une génuflexion dans l’oratoire.
– Respecter le temps de la nuit : la nuit, on ne peut pas discuter, téléphoner, étudier ou travailler sans la permission du directeur.
– Dormir entre sept heures trente et huit heures par nuit.
– Respecter trois heures de silence après le déjeuner, pendant lesquelles il faut travailler (on ne peut pas faire la sieste ou se distraire).
– Avant de se coucher, réciter à genoux, les bras en croix, trois Je vous salue Marie en demandant la vertu de la pureté.
– Avant de dormir, asperger son lit d’eau bénite.
– Les femmes numéraires doivent dormir toutes les nuits sur une planche avec une couverture pliée en guise de matelas (jusqu’à l’âge de 40 ans), les hommes en sont exemptés.[2]
– Porter sur soi le scapulaire.

CHAQUE SEMAINE, IL FAUT :
– Assister à la méditation : prédication d’un prêtre de l’Œuvre réservée aux membres de l’Œuvre. Elle a lieu dans l’oratoire (la chapelle du centre) dans le noir : à l’exception de la bougie qui éclaire le tabernacle et d’une petite lampe sur la table du prédicateur qui projette des ombres spéciales sur son visage.
– Assister au Cercle, causerie d’un laïc réservée aux membres de l’Œuvre. Le Cercle comprend toujours : le commentaire de l’évangile du jour, l’approfondissement d’une norme du plan de vie, et un sujet en rapport avec l’esprit de l’Œuvre. Ces sujets sont proposés par la Commission régionale et accompagnés d’indications précises sur le contenu et la forme à suivre. Pendant le Cercle, on ne peut croiser les jambes. Il est bien vu aussi de s’accuser publiquement et à genoux de l’une de ses fautes (après en avoir parlé avec le directeur) et de recevoir à ce titre une pénitence symbolique.
– Se confesser avec le prêtre désigné.
– Faire l’entretien fraternel ou confidence, c’est-à-dire parler au directeur spirituel laïc désigné, lui rendre compte de ce qui s’est passé durant la semaine (accomplissement minutieux de toutes les normes, points de lutte, échecs et faiblesses, relations sociales : qui on a rencontré, pendant combien de temps, de quoi on a parlé, cette personne pourrait-t-elle avoir la vocation à l’Opus Dei ?) et enfin, recevoir du directeur, les objectifs fixés jusqu’au prochain entretien.
– Une fois par semaine, les numéraires doivent se fouetter eux-mêmes avec des disciplines (petits fouets en corde) tout en récitant des prières.
– Pour les numéraires hommes, dormir à même le sol une nuit par semaine. Les femmes ont droit à un dictionnaire en guise d’oreiller, car elles dorment déjà toutes les nuits sur une planche.
– Réciter et méditer le psaume II et l’hymne Adorote devote.
– Chaque samedi, réciter le Salve Regina et assister au Salut au Saint Sacrement.
– Comme mortification, ne pas prendre de goûter le samedi.

CHAQUE MOIS, IL FAUT :
– Assister à une Récollection : une journée en silence dans le recueillement avec différentes prédications du prêtre et du directeur.
– Réciter et méditer le symbole d’Athanase.
– Pour les numéraires, remettre au directeur sa note de frais, c’est-à-dire la liste complète des moindres dépenses (du ticket de bus au tube de dentifrice).

CHAQUE ANNÉE, IL FAUT :
– Assister à une retraite de six jours en silence, durant laquelle il est vivement recommandé de méditer les textes de saint Josémaria.
– Suivre un cours annuel (trois semaines pour les numéraires, une semaine pour les surnuméraires), on y apprend par cœur le Catéchisme de la Prélature de la Sainte-Croix et Opus Dei et on y reçoit différentes causeries de formation, des cours de philosophie et de théologie.
– et un long etc. de dévotions qu’il faut pratiquer une fois par an, et que nous épargnons au lecteur.

Mais ce n’est pas encore là la totalité du plan de vie. Un membre de l’Œuvre doit toujours être en prière. C’est à cela que servent les « normes de toujours » :

NORMES DE TOUJOURS : présence de Dieu ; considération de notre filiation divine ; communions spirituelles ; actions de grâce ; actes de réparation ; oraisons jaculatoires ; mortification ; étude ; travail ; ordre ; joie.

Destiné à garantir la constance de la piété, le rappel des normes de toujours maintient en fait une tension de tous les instants. C’est le meilleur rempart contre toute tentation de retour à soi, l’interdiction de rêverie, de repos, ou de futilité récréative. Le travail fait partie des normes de toujours. Or tout est travail puisque tout est ascèse. On voit bien comment le mécanisme assujettit : si à un moment donné quelqu’un ne travaille pas, il déroge au plan de vie. La joie elle-même devient un travail ! Le sachant, tout être de bonne volonté, et c’est par nature le cas des personnes fréquentant les centres, fera de son mieux pour s’astreindre à l’ascèse, pour s’offrir à Dieu, via la Mission de l’Œuvre.

Aussi la Prélature, par sa prédication, ne cesse-t-elle d’appeler les membres à l’accomplissement du Plan de vie dans son intégralité, la piété (attachement fervent au service de Dieu) étant présentée comme LA solution à tous les problèmes :

Le remède par excellence, c’est la piété. Exerce-toi, mon fils, en présence de Dieu, en concrétisant ta lutte pour marcher à Ses côtés, tout au long de tes journées. On devrait pouvoir te demander à chaque instant : et toi, combien d’actes d’amour de Dieu as-tu fait aujourd’hui, combien d’actes de réparation, combien d’oraisons jaculatoires à la Sainte Vierge ? Il faut prier plus.[3]

Comptons nos dévotions quotidiennes : plus on en fait, mieux c’est. Quelques difficultés ? C’est tout simplement parce que l’on ne prie pas assez. Le temps passé en prières nous coupe parfois des réalités vécues par notre prochain ? Priorité absolue au Plan de vie !

Mes enfants doivent avoir dans la tête un critère très clair : le premier et le plus important, est d’accomplir les Normes, car c’est le chemin le plus sûr vers la sainteté. En même temps – simultanément et inséparablement – il faut gagner sa vie, subvenir à ses propres besoins et aider économiquement la maison dans laquelle on vit ou le centre auquel on appartient[4].

Surtout ne pas négliger le matériel ! En le rendant inséparable de l’accomplissement, Saint Josémaria fait de la rentabilité, érigée en vœu d’excellence, une Norme. On ne peut être plus clair. L’enjeu en vaut cependant la chandelle, car le fondateur promet en échange de l’accomplissement scrupuleux de ce plan de vie, ce que Dieu seul peut promettre et donner : le salut de l’âme.

Si vous accomplissez les normes, vous serez sûrs de persévérer[5].

Je peux affirmer que celui qui accomplit nos normes de vie – celui qui lutte pour les accomplir – qu’il soit en bonne santé ou malade, jeune ou vieux, qu’il fasse beau ou qu’il y ait une tempête, que cela lui coûte ou ne lui coûte pas, s’il persévère jusqu’à la fin, cet enfant-là est prédestiné : je suis sûr de sa sainteté[6].

L’essence du christianisme n’est donc plus la charité ou la miséricorde, mais le temps passé en dévotions.

De l’effort au volontarisme

La sainteté étant liée à l’effort personnel, celui-ci devient une mortification incessante. Se cravacher sans cesse pour franchir tout obstacle, dans le but de se vider totalement de soi et être utile à la manifestation de Dieu… Aucune douceur dans cet anéantissement, le sacrifice prend le pas sur l’offrande.

Mes enfants, allez de l’avant avec joie, en vous forçant[7].

En avant ! Avec une sainte audace, sans t’arrêter avant d’avoir atteint le sommet de l’accomplissement de ton devoir[8].

C’est vrai, nous sommes des serviteurs inutiles (Luc 17, 10). Mais avec ces serviteurs inutiles, le Seigneur accomplira de très grandes choses en ce monde, si nous y mettons du nôtre : si nous faisons l’effort de tendre la main, pour saisir celle que Dieu nous tend depuis le ciel, par sa grâce[9].

Les fruits naîtront de notre effort. Il y en a peu ? De toute évidence, l’effort n’a pas été suffisant. Saint Josémaria le répétait à l’envi : « Les vocations viennent au rythme des disciplines. » Comprendre : « Plus il y aura de mortifications, plus il y aura de vocations. » Et donc : « S’il n’y a pas assez de vocations, c’est que tu ne te mortifies pas assez. » Les mortifications sont les devises avec lesquelles on peut acheter la grâce de Dieu. Lorsque le déni de soi vient s’ajouter au volontarisme, le but est atteint :

À force de renoncer aux petites choses et de renoncer à toi-même dans ces choses, [...] ta volonté s’affermira, se virilisera avec la grâce de Dieu, et tu commenceras d’abord à être vraiment maître de toi, tu seras un guide, un chef !... qui impose, qui pense, qui entraîne les autres par son exemple et sa parole, sa science et son autorité[10].

Ne travaille pas par enthousiasme, mais par Amour, avec cette conscience du devoir qui est abnégation[11].

Pour peu que l’on s’interroge : faut-il pencher davantage vers l’amour ou le devoir ? Saint Josémaria répond bien volontiers :

Le devoir avant tout, le cœur ensuite[12].

Nous sommes donc tous obligés de travailler : parce que le travail est un commandement Divin, et il faut obéir joyeusement à Dieu[13].

Seigneur ! Si l’essence de notre vie est de te servir avant tout en nous oubliant nous-mêmes, avec un merveilleux sens du devoir, alors rien ni personne ne pourra nous enlever la paix ; rien ni personne ne pourra nous enlever la sérénité et la joie[14].

Dans l’Opus Dei, nous ne faisons pas les choses parce que nous en avons envie, mais parce qu’il le faut[15].

Il faut accomplir notre devoir, non parce que cela nous plaît, mais parce qu’il le faut. Nous ne devons pas travailler parce que nous en avons envie, mais parce que Dieu le veut : et nous devrons donc travailler avec bonne volonté. L’amour le plus exquis, qui rend l’âme heureuse, s’enracine dans la douleur, dans la joie de lutter contre nos penchants pour servir le Seigneur et sa Sainte Église[16].

Finalement, on peut se passer de l’Amour. Une vie de travail mène tout aussi bien à la sainteté.

De la sainteté au perfectionnisme

En liant obéissance, amour, travail, sainteté à une obligation de résultat via l’excellence, la formation inculquée par l’Opus Dei génère obligatoirement frustrations et culpabilités. Le but qu’elle fixe ne peut par nature, s’atteindre. Mais ses membres restent persuadés que cela est dû à leurs propres insuffisances. La tête dans le guidon, ils pédalent toujours davantage, accrochés au mot devoir. Ils pédalent seuls – les tandems sont interdits – concentrés sur l’efficacité du pédalage, sans regarder le paysage. Voient-ils encore le sommet ? Le programme d’auto-perfectionnement, que ne vient jamais nuancer la raison du cœur, s’effectue au détriment de leurs familles, de leurs proches, d’eux-mêmes.

Ils s’accusent en confession de fautes imaginaires, comme n’avoir récité que quatre dizaines de rosaire au lieu de cinq ou avoir été distraits pendant l’oraison. Parallèlement, ils deviennent insensibles à leurs fautes réelles, comme le mensonge sous forme de demi-vérités, la violence psychique envers les mineurs, l’humiliation, le viol des consciences, du secret de la correspondance, etc.

La charité disparaît au profit de l’observance scrupuleuse des coutumes, des normes, des pratiques, des comportements, qui constitue l’« esprit de l’Œuvre » et dans lesquels repose, paraît-il, la sainteté. Dans la mesure où celle-ci est assimilée à la recherche de la perfection humaine, la boucle est bouclée, la ceinture se ressert :

Que penserais-tu de quelqu’un qui garderait de l’argent pour lui, même s’il ne s’agissait que de dix centimes ? Il aurait mauvais esprit. Cet enfant irait mal, très mal. Il serait en train de corrompre l’Œuvre, en détruisant la sainteté de tous ; il ferait du mal à tous ses frères, et surtout à lui-même[17].

Tu connais la doctrine du corps mystique, de la communion des saints. Eh bien tu serais en train de nuire à tes frères, à ceux qui viendront après toi et à toi-même, au corps tout entier de l’Œuvre[18].

La communion des saints revisitée par Mgr Escriva fait du minime, l’essentiel. L’esprit chasse l’Esprit, l’Œuvre de Dieu entière sera souillée parce que l’un de ses membres aura gardé 10 centimes pour lui, ou tracé sa raie de travers.

Nous devons rechercher la perfection chrétienne, la sainteté afin, de ne pas décevoir Dieu (qui nous a choisis personnellement), mais aussi tous ceux qui attendent tant de notre travail apostolique. Et aussi pour des raisons humaines : nous luttons par loyauté pour donner le bon exemple[19].

Nos plus petites défections ayant un retentissement universel, notre vigilance doit s’exercer à tout instant pour « ne pas décevoir Dieu ni les autres ». Malheur à celui qui s’enferme dans une telle logique ! Nous ne sommes plus dans le cadre nécessaire, légitime, de l’effort sur soi-même, mais bien dans celui d’une chasse à l’homme ouverte en soi, un véritable hallali.

Si vous êtes fidèles, servir les âmes et la Sainte Église donnera d’abondants fruits spirituels[20].

Si vous êtes sincères, quoi qu’il arrive, vous serez fidèles et heureux[21].

Dans leur prédication, les prêtres de l’Opus Dei raisonnent souvent à l’inverse, renversant en quelque sorte, la charge de la preuve : On ne donne pas de fruits spirituels ? C’est que l’on n’est pas fidèle. Dieu ne nous récompense pas ? C’est que nous ne sommes pas humbles. On n’est pas heureux ? C’est que l’on n’est pas sincère, etc. En conséquence, si quelque chose ne va pas dans le sens voulu par les directeurs, il faut trouver la règle que l’on n’a pas respectée. Recherche épuisante ?

Lorsque nous nous décourageons dans notre lutte, c’est que nous sommes orgueilleux. Nous devons être humbles, avec le désir d’être fidèles[22].

Très simple.

Et redoutablement « efficace ».




  1. Extrait de De spiritu et de piis servandis consuetudinibus, 9 avril 1990.
  2. Le fondateur a imposé cette pénitence aux femmes sous prétexte qu’elles sont plus superficielles que les hommes, elles doivent donc se mortifier plus.
  3. Saint Josémaria, Lettre 14 février 1974, n° 15.
  4. Saint Josémaria, en Cahier n° 8 – Les conséquences de la pauvreté.
  5. Saint Josémaria, Lettre 29 septembre 1957, n° 69.
  6. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 59 y Réunion 15-VIII-1968, Crónica XI-1968.
  7. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 55.
  8. Saint Josémaria, Chemin, op. cit., n° 44.
  9. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 24.
  10. Saint Josémaria, Chemin, op. cit., n° 19.
  11. Ibid., n° 994.
  12. Ibid., 1993, 162.
  13. Saint Josémaria, Lettre Res omnes, 9 janvier 1932, n° 5.
  14. Saint Josémaria, Crónica, 1970, p. 204.
  15. Saint Josémaria, Seul avec Dieu, n° 237.
  16. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 18-19.
  17. Saint Josémaria, méditation 7 mars 1962.
  18. Saint Josémaria, méditation Le bon pasteur, 12 mars 1961.
  19. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 57.
  20. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 46.
  21. Saint Josémaria, tertulia 2 octobre 1969, en Méditations, IV, n° 134.
  22. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 24.


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