De la docilité au sacrifice de la raison

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Par Bruno Devos, paru dans La face cachée de l'Opus Dei en 2009.


Le processus de formation exige des nouveaux membres qu’ils assimilent un certain nombre de convictions qui leur permettront de vivre pleinement la spiritualité de l’Œuvre. Ce procédé reste sain tant qu’il ne nie pas les convictions personnelles et laisse une place à la liberté de pensée.

Mais cette formation, poussée à son paroxysme, annihile chez l’individu sa propre conscience et sa responsabilité personnelle : il doit faire siennes des opinions bien précises et abdiquer par là même toute réflexion qui ne serait pas fidèle à l’enseignement exact de l’Opus Dei.

Ceci est tout à fait contraire à l’enseignement de l’Église, à la théologie des Pères et de Thomas d’Aquin, pour qui la liberté de conscience et l’intelligence donnée par Dieu à tout homme, sa possibilité de discernement et de choix, sont intangibles et au-dessus de tout ordre extérieur, même si celui-ci provient de l’Église elle-même.

L’orgueil, qui se cache souvent derrière l’humilité, est l’obstacle le plus difficile à surmonter quand il se présente. D’habitude, il apparaît après un certain temps. Il s’exprime à travers des réactions de susceptibilité, d’esprit critique, de manque de docilité, etc. Dans ce cas, il faut aider l’intéressé à prendre conscience que ces idées ou ces réactions sont des manifestations d’orgueil. Pour vaincre son orgueil, il doit […] se laisser docilement guider.[1]

Le désir de comprendre est assimilé à de l’orgueil. Pour en guérir, l’adepte doit y renoncer et se laisser guider comme un enfant :

L’enfance spirituelle requiert la soumission de la raison, plus difficile que la soumission de la volonté. Pour soumettre sa raison il faut, outre la grâce de Dieu, continuellement exercer sa volonté à dire non, comme elle dit non à la chair, une fois, une autre fois et toujours[2].

La mortification intérieure est particulièrement importante : vigilance du cœur, de l’imagination, des sens, de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté[3].

Difficile de concevoir programme plus inhumain : il faut refréner l’amour (les mouvements du cœur), la fantaisie (les mouvements de l’imagination), la chair (les mouvements des sens), la raison (les mouvements de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté).

L’intention de briser tout amour-propre et toute confiance en soi saute aux yeux. :

Notre propre jugement est mauvais conseiller, mauvais pilote, s’il s’agit de diriger l’âme à travers les bourrasques et les tempêtes, parmi les écueils de la vie intérieure[4].

Cet esprit critique — qui n’est pas médisance, je te l’accorde — ne l’exerce ni dans ton apostolat, ni avec tes frères[5].

Il n’y a pas de débat dans l’Opus Dei. Des membres de base aux directeurs régionaux et centraux, tous doivent se concentrer sur la fidèle observance des règles codifiées dans les documents internes. Le prélat est le seul dépositaire de « l’esprit du fondateur » et seul décideur des éventuelles adaptations de l’esprit de l’Œuvre aux temps modernes.

Dans notre centre, plusieurs directeurs centraux venaient de Rome en visite, essentiellement dans le but de nous réclamer de meilleurs résultats « apostoliques », c’est-à-dire plus de vocations. Ils assistaient aux réunions pour déceler quels éléments de l’esprit de l’Œuvre étaient insuffisamment appliqués dans notre centre. Je me souviens qu’après leur départ, le directeur nous avait fait remarquer : « Voyez comment agissent les directeurs centraux : plus ils sont vieux et expérimentés, moins ils se fient à leur propre jugement. Ils vont à la prière avec toujours un vade-mecum sous le bras, cherchant à s’identifier le plus possible à l’esprit de l’Œuvre. C’est comme ça que nous devons faire. » Une telle logique s’enracine dans la certitude que l’esprit de l’Œuvre laissé par le fondateur est un système parfait et infaillible. Donc immuable. Face à une telle conviction, l’initiative ou la réflexion personnelles n’ont aucune place, elles sont, par essence, contre-productives.

Je vais te rassurer : prends une plume et du papier, écris simplement et en toute confiance – et surtout brièvement – ce qui te tourmente. Remets le papier à ton supérieur. N’y pense plus. – Lui, qui est « la tête » – et qui a la grâce d’état – classera la note… ou la jettera au panier[6].

On compte par centaines les témoignages de membres qui ont fait part loyalement de leurs inquiétudes aux autorités de l’Opus Dei quant aux défauts de fonctionnement de l’institution, tentant d’en discuter avec les directeurs régionaux et centraux, avec les délégués du prélat lors des « commissions de service » et des « semaines de travail », ou même par écrit, directement au prélat. Ces interventions restent sans suite et leurs auteurs, souvent classés « dissidents », peuvent être soumises à des représailles : démission de leurs postes de direction, isolement au sein de l’organisation, etc.

Ne vous fiez pas facilement à votre propre jugement : tel le métal précieux qui doit être mis à l’épreuve – frotté à la pierre de touche –, nous devons savoir si notre jugement est de l’or pur – dans ce qui est naturel et ce qui est surnaturel – en tenant compte de l’avis des autres, spécialement de ceux qui ont la grâce d’état pour nous aider. Pour cela nous devons être disposés à rectifier ce que nous avons pu affirmer[7].

Pour le fondateur, les compétences d’un directeur spirituel s’étendent à tout ce qui touche l’individu, qu’il s’agisse du domaine professionnel, de ses relations affectives, sociales, etc. Pour autant, veiller à ce que chacun se conforme à l’esprit de l’Opus Dei est une tâche qui revient à tous. L’amitié cède la place à la vigilance, chacun devient le gardien de l’autre, au service de l’Œuvre.

C’est le devoir de tous de se préoccuper de la persévérance des autres, de protéger la santé spirituelle et doctrinale de l’Œuvre. Aidez-vous à fuir les occasions, à garder les sens, à mortifier la curiosité de l’esprit[8].

Saint Josémaria nous délivre de la curiosité. Et pour en protéger « ses enfants », il a dressé une liste de livres « dangereux » :

Pour rejeter et s’opposer aux égarements de la foi et des traditions, voici une mesure concrète de prudence : elle consiste à se soumettre humblement et volontiers à la limitation que suppose le fait d’éviter certaines lectures. [...] Nous ne pouvons pas lire d’ouvrages comportant une doctrine erronée, ni une littérature qui encourage les mauvaises mœurs[9].

Avant d’ouvrir un livre, un membre de l’Opus Dei doit en demander la permission à son directeur. Celui-ci vérifie s’il ne figure pas sur la liste interne des livres dangereux que l’on appelle l’index, le même terme qu’utilisait l’Église.

Soixante mille livres y figurent, avec des notes de moralité allant de 1 à 6. De 1 à 3, on peut lire l’ouvrage. À 4, la lecture est vivement déconseillée. Ce fut le cas pour 1984, au prétexte qu’il y avait des descriptions de scènes d’amour. Quand je suis sorti de l’Opus Dei, j’ai pu enfin lire le livre. Je n’y ai trouvé aucune description croustillante ! Pourquoi figurait-il sur la liste ? Peut-être était-ce plutôt parce qu’on y décrit un système totalitaire en tous points semblable à l’Opus Dei ?

Lorsque la note atteint 5 ou 6, on ne peut les lire qu’avec la permission du siège central de Rome. C’est ainsi que j’ai dû attendre plus de trois mois l’autorisation de lire La peste d’Albert Camus. En revanche, il me fut interdit de lire les Essais de Montaigne, Le père Goriot, Les Misérables, ou des auteurs comme Albert Camus, Paulo Coelho, Émile Zola, Henri Bergson, etc. Cela concerne 23 000 livres ! Comment évaluer l’importance de ce chiffre ? Si l’on tient compte du fait que l’index interdit des ouvrages de littérature, de philosophie, de théologie, de psychologie, etc., il est suffisamment important pour rendre pénible l’étude des sciences humaines. Les membres de l’Opus Dei poursuivant des études littéraires doivent se livrer à de sacrées acrobaties mentales ! Comment passer un examen sur une œuvre maîtresse de la littérature sans l’avoir lue, tout simplement parce qu’elle « encourage des mœurs douteuses » ?

Des ouvrages de théologiens catholiques reconnus du xxe siècle comme Henri de Lubac, Yves-Marie Congar, Alfons Auer ou Karl Rahner sont mis à l’Index de l’Opus Dei ! On y trouvait même, avant 1980, quelques ouvrages d’un certain Joseph Ratzinger, devenu pape sous le nom de Benoît XVI – qui, selon l’Organisation, comportaient « des doctrines erronées »… Au moment où leur auteur fut nommé préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, ses ouvrages se retrouvèrent autorisés, comme par enchantement.

L’Opus Dei lie le salut à la stricte observance des enseignements de saint Thomas d’Aquin – même si dans la pratique elle n’en retient que ce qui l’intéresse.

Si saint Pie X – comme l’avait fait auparavant Léon XIII – exhortait l’Église à être fidèle à la philosophie et à la théologie de saint Thomas, comme l’un des remèdes les plus importants et urgents pour combattre efficacement les fléaux du modernisme, il est évident qu’aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire d’appliquer strictement cette disposition[10].




  1. Vade-mecum du gouvernement local, 19 mars 2002, p. 62.
  2. Saint Josémaria, Chemin, éditions Le Laurier, 1993, n° 856.
  3. Expériences sur la manière de mener l’entretien fraternel, 19 mars 2001, p. 34.
  4. Saint Josémaria, Chemin, op. cit., n° 59.
  5. Saint Josémaria, Lettre 28 mars 1973, n° 16.
  6. Saint Josémaria, Chemin, op. cit., n° 53.
  7. Saint Josémaria, Lettre Videns eos, 24 mars 1931, n° 50.
  8. Saint Josémaria, Lettre 28 mars 1973, n° 15.
  9. Saint Josémaria, Lettre 28 mars 1973, n° 16.
  10. Saint Josémaria, Lettre 14 février 1974, n° 26.


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