Une vie au sein de l'Opus Dei

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Témoignage de Bruno Devos paru dans La face cachée de l'Opus Dei en 2009.


Une emprise insidieuse

Troisième enfant de ma famille, je suis né en 1977 à Paris. J’ai deux sœurs et un frère. Mes parents se sont séparés lorsque j’avais trois ans, dès lors nous ne vîmes mon père qu’aux vacances. Sa maladie l’empêchait de supporter longtemps notre chahut familial. Elle l’avait amené progressivement à quitter son métier d’informaticien pour devenir jardinier, puis gardien de nuit à Toulouse. La reliure traditionnelle occupait tout son temps libre.

Avec son seul emploi de secrétaire, maman aurait eu des difficultés à nous élever seule, mais elle a pu compter sur le soutien efficace de sa grande famille.

J’ai donc grandi à Versailles, dans la maison de mes grands-parents maternels. Cette maison vit au rythme des allées et venues de mes cousins, une cinquantaine du côté de ma mère, près d’une vingtaine du côté de mon père. La famille de ma mère, plutôt intellectuelle, se compose majoritairement d’avocats. Du côté de mon père, ce sont plutôt des industriels ou des commerçants.

J’ai reçu une éducation catholique traditionnelle : catéchisme familial, collège Saint-Jean-de-Béthune, scoutisme d’Europe, abonnements à Famille chrétienne et à Spectacle du monde, musique classique, etc., dans un entourage très masculin : établissements pour garçons de la primaire au lycée, scoutisme, rugby… Je n’avais quasiment aucun contact avec les filles en dehors de mes cousines, de mes sœurs et de leurs amies. Aucune rudesse ou cruauté cependant dans cet environnement 100 % viril. Dans ce milieu assez élitiste, sans drogue ni violence, les idéaux promus étaient le partage et le respect de l’autre.

Durant mon temps libre, je lisais, allongé sur mon lit, en écoutant de la musique. Peu enclin à l’étude (j’ai redoublé ma quatrième), je préférais le rugby pour lequel j’étais assez bon, mon équipe ayant joué en ligue A junior. J’ai d’ailleurs été sélectionné dans l’équipe départementale.


J’étais pieux. Comme tous les membres de ma famille j’allais au catéchisme et entretenais avec l’aumônier de ma troupe de scouts des rapports chaleureux et confiants. C’est précisément au cours du premier camp de patrouille à l’abbaye de Fontgombaut que j’ai ressenti, à douze ans, le désir de me consacrer à Dieu. Je baignais dans la liturgie de la semaine sainte. Les offices célébrés en latin duraient plus de quatre heures, mais je ne voyais pas le temps passer. La vie monastique m’attirait. Mon désir ne relevait pas de l’illumination et encore moins d’une décision définitive. Simplement, je m’y sentais si bien que l’idée m’est venue naturellement. Dieu était le plus important, je voulais consacrer ma vie à approfondir ma relation avec lui, à le faire connaître autour de moi.

À Versailles, bastion du catholicisme, être jeune et pratiquant n’a rien d’original, tout mon entourage allait à la messe. Il me semblait cependant que, d’une manière générale, les gens manquaient d’enthousiasme, de conviction. Le catéchisme à l’école n’était pas très vivant non plus. On y parlait de Moïse et de saint Paul, assez peu de Jésus ou du sens de la vie.

Le fait d’apparaître comme un peu à part aux yeux de mes camarades non croyants, loin de me déstabiliser, renforçait ma foi. Mon style de vie différait du leur, mais je l’assumais. L’exemple de ma famille profondément croyante et ce que je vivais au scoutisme m’incitaient à passer outre les moqueries. Face au marasme spirituel, il restait des gens qui ne se cachaient pas d’être chrétiens, assumant des idéaux élevés qui étaient également les miens.


J’ai connu l’Opus Dei par ma mère. Elle en avait été membre, d’abord surnuméraire, puis numéraire. Elle l’avait quittée mais, en esprit, elle lui appartenait toujours. Elle y comptait encore beaucoup d’amies qui lui apportaient un réel soutien. Quant à mon père, il faisait bénéficier le centre de Toulouse de ses talents de bricoleurs et trouvait auprès des résidents un véritable accompagnement.

Aujourd’hui seulement, maman évoque les raisons de sa sortie de l’Opus Dei. Elle n’arrivait plus à suivre le rythme imposé. Ce départ l’a longtemps culpabilisée, elle croyait n’avoir pas été à la hauteur de son engagement, puisque d’autres avaient pu tenir.

J’ai pris contact avec l’Œuvre pour la première fois à l’occasion d’un camp de ski du club Fennecs de Paris, où maman m’avait envoyé. Le programme proposé était à la fois complet et attirant : aide à l’étude, jeux, cours de formation chrétienne, etc. Il y avait également des conférences sur des sujets culturels, historiques. On s’y amusait bien et l’encadrement était sympathique. Après le camp, je n’allai plus au club parce que c’était trop loin de la maison.

Un jour, un de mes cousins me prêta une trompette qu’il n’utilisait pas. Il ne me restait qu’à apprendre à en jouer. Me souvenant que le club Fennecs proposait des activités musicales proches de la gratuité, je me décidai à y aller toutes les semaines. Emmanuel, le professeur de musique, se montrait très amical. J’avais quatorze ans, le fait qu’un jeune homme de vingt-trois ans s’intéresse à moi était particulièrement valorisant.

Au bout d’un an environ, Emmanuel proposa de changer l’heure du cours de musique pour que je puisse profiter des autres activités du centre, en particulier de la méditation dirigée par l’aumônier. Les horaires furent spécialement aménagés pour moi et je passais de plus en plus de temps au club, à profiter des activités religieuses. Le prêtre était passionnant. Il parlait de Jésus non comme d’un personnage historique, à la manière dont on évoquait Moïse à la messe ou Jules César à l’école, mais comme d’une personne vivante, avec laquelle on pouvait être en lien à chaque moment de sa vie. Les moniteurs, comme l’aumônier du club, vivaient en cohérence avec leur foi. Ici, le sens du sacré était palpable.

Le comportement des personnes du centre correspondait avec ce que j’avais envie de vivre. Je ressentais là un engagement de chacun que je n’avais encore jamais rencontré. Le jeune aumônier scout, à qui j’avais demandé d’être mon directeur spirituel, ne prenait jamais l’initiative de nos discussions. Il répondait à mes questions mais ne me conseillait pas. Avec l’aumônier, j’ai vu la différence : c’était un intervenant chaleureux, plein d’idées, qui m’encourageait dans ma lutte quotidienne, m’incitant au développement d’une vie spirituelle que lui-même manifestait au quotidien. Les solutions qu’il proposait pour y parvenir étaient plutôt radicales, cela me plaisait. Au club, il n’y avait pas de compromis : on était sérieux, on ne trichait pas, on vivait en accord avec ce que l’on disait.


Le centre offrait un encadrement de qualité. Mon professeur de musique, Emmanuel, était espagnol. Venu en France quatre ans plus tôt, il jouait de la flûte au conservatoire et avait remporté plusieurs concours. Décontracté, toujours souriant, il était un excellent compagnon que j’avais toujours plaisir à retrouver. L’abbé était âgé d’une quarantaine d’années. Sa vaste culture m’impressionnait. Plein d’humour, il suscitait une relation naturellement empreinte de chaleur et d’estime. J’avais la chance d’avoir trouvé un directeur spirituel solide et crédible.

J’approfondissais ma foi sans trop me poser de questions, cherchant davantage à la développer qu’à m’y confronter. J’essayais surtout de lutter contre mes tendances à la paresse et à la masturbation. Les filles ne m’intéressaient pas encore ou plutôt, elles m’intimidaient.

Je ne m’interrogeais pas davantage sur la vie du centre, je ne me demandais pas d’où venaient les moniteurs du club, s’ils habitaient sur place, ni ce qu’ils faisaient le reste du temps. Cela ne m’intéressait pas. On ne parlait pas trop de l’Opus Dei en tant que tel, en revanche saint Josémaria était cité en permanence. Il était la référence. On me fit lire son livre, Chemin. Concret, conquérant, radical et traditionnel, il m’a plu.


Un matin, Dominique, le directeur du club, m’a fait venir dans son bureau. Sans ambages, il m’a dit m’avoir observé depuis quelque temps et avoir décelé en moi une vocation de numéraire. J’étais abasourdi, jamais ne m’était venue à l’esprit une telle idée. Développant la sienne, il me proposa une vie consacrée. Tout en restant un chrétien ordinaire, je devrais m’efforcer de rapprocher mon entourage de Dieu. Pour y parvenir, l’Opus Dei m’apporterait son soutien sous forme de direction spirituelle, de formation religieuse, etc.

Je ne voyais pas pourquoi il me proposait cela. Je ne me sentais absolument pas mûr pour une telle décision, de plus je n’en voyais pas l’intérêt : j’étais déjà un chrétien ordinaire au milieu du monde, recevant un soutien de la part de l’Opus Dei. En quoi devenir membre ajouterait-il quelque chose ? Le directeur me cita les mots du fondateur : « Les hommes sont comme des réverbères. Un homme ordinaire est un réverbère éteint, un membre de l’Opus Dei est un réverbère allumé. »

Voyant que je ne comprenais pas cette métaphore, il prononça ces mots qui allaient souvent m’être répétés par la suite : « Tu ne comprends pas pour le moment parce que tu n’es pas assez formé. Tu comprendras plus tard. Aie confiance. » J’avais quinze ans. Je ne sus trop quoi dire et répondis que j’avais envisagé, un moment, de devenir bénédictin. Concluant l’entretien, le directeur me demanda de réfléchir à cette vocation de numéraire, que nous en reparlerions ensemble.

La semaine suivante, et chaque fois que je venais au centre, Dominique me faisait appeler et me demandait des nouvelles. Il me réexpliquait ce qu’est un numéraire de l’Opus Dei. Il me disait que l’Église avait besoin de beaucoup d’ouvriers pour convertir la société, que trop peu de gens se consacrent à Dieu et qu’il fallait être généreux avec Lui, Lui donner tout ce que l’on possède. La générosité revenait toujours, comme la marque de notre engagement.

Mes entretiens avec l’aumônier tournaient désormais presque exclusivement autour de ma vocation. Bien que cette idée ne dépassât pas pour moi le cadre de ces conversations, tous deux m’invitaient chaque fois à prier pour que Dieu m’éclaire.

Je n’ai pas sollicité d’avis extérieur car ils m’en dissuadèrent, arguant du fait que les prêtres diocésains ne connaissent pas bien l’Opus Dei, qu’ils ne seraient pas aptes à me conseiller. Ils répétaient aussi que s’agissant là d’une question toute personnelle, relevant de la vie intérieure, personne n’avait à décider pour moi, et que d’ailleurs rien ne m’obligeait à en parler à mes parents.

Je partis en vacances à Denver avec le club pour les JMJ en 1993. Avant le départ, Dominique m’avait à nouveau incité à réfléchir à ma vocation. Ce sujet m’était complètement sorti de l’esprit et quand à mon retour il voulut savoir si j’avais un peu avancé, je dus rapidement inventer une réponse afin de ne pas le décevoir.

Le sujet revenait en permanence sur le tapis. Au bout de six mois, j’avais vraiment envie que ma vocation se révèle une bonne fois pour toutes ! Lors d’une retraite de trois jours organisée par l’Opus Dei, soudain, tout s’éclaira. De toute évidence, l’Œuvre représentait quelque chose d’important pour moi. Ma piété et mon environnement familial me montraient clairement le chemin. Mon désir de mettre ma vie au service de Dieu trouvait ici une réponse : Dieu m’avait créé pour être numéraire.

Emmanuel avait participé spécialement à cette retraite pour accompagner ma réflexion, me donner des textes sur la vocation et répondre à mes questions. Quand je lui fis part de ma découverte, il fut aux anges. Il me dit qu’il ne me restait plus qu’à l’annoncer au directeur. Il m’a aussi prévenu que Dominique me mettrait à l’épreuve pour vérifier la solidité de ma vocation. Je devais donc rester ferme et ne pas me décourager. En réalité, Dominique m’a seulement recommandé de prier et m’a invité à revenir trois jours plus tard pour rédiger une demande d’admission. J’avais seize ans.

Lorsque j’eus écrit cette lettre, Dominique et tous les moniteurs du centre m’entourèrent pour me féliciter. Ils me déclarèrent membre de l’Opus Dei et m’informèrent des usages. Il me fallait dorénavant dire « notre père » au lieu de « Josémaria », « le Père » en parlant du prélat, saluer les membres de l’Opus Dei d’un « Pax » auquel il serait répondu « In aeternum ».

Je voulus confier à Emmanuel ma joie d’avoir progressé dans ma prière. Il me répondit qu’il n’était pas mon directeur spirituel et que je ne devais parler de ma vie intérieure qu’avec ce dernier. Ce fut pour moi comme une douche glacée. J’avais l’impression que le fait d’être devenu numéraire, plutôt que de nous rapprocher, créait une distance…

Le centre allait devenir ma maison, j’étais invité à m’y sentir comme chez moi. Il me fut précisé que, n’étant pas majeur, je n’étais pas encore pleinement membre de l’Opus Dei, mais que cela n’avait aucune importance puisque ma vocation, n’est-ce pas, était à vie.

Pour fêter mon admission, Dominique m’invita à boire un chocolat, ma tante, numéraire, m’offrit un goûter. Dix-huit mois plus tard, une brève cérémonie dans l’oratoire du centre marqua le renouvellement de mon engagement, conformément aux statuts de l’Œuvre.

Officiellement, l’Œuvre n’accueille pas de mineurs. Dans la pratique, j’en suis la preuve, la demande d’admission peut s’effectuer dès l’âge de quatorze ans et demi, et cette demande est vécue comme un engagement pour la vie. Pour autant, il s’agit seulement d’une déclaration d’intention, les membres étant des laïcs.

Mon engagement me procura aussitôt un immense soulagement. Finis les doutes ! Et j’étais davantage entouré, les numéraires se montraient chaleureux, les directeurs, attentifs.

Avant mon entrée à l’Œuvre, on m’avait dit que mes activités resteraient compatibles avec ma vocation. Je dus cependant renoncer au scoutisme, car il me prenait du temps et que je devais en passer le plus possible au club. L’année suivante je dus arrêter aussi le rugby.

En 1995, peu avant mon bac de français, Dominique me convoqua dans son bureau et m’annonça que le prélat me proposait de participer au développement de l’Opus Dei en Pologne. Nous étions au mois de juin, il me faudrait donc envisager d’effectuer la prochaine année scolaire à Varsovie. Je serais logé dans une résidence habitée par une dizaine d’étudiants et cinq numéraires. Si je ne m’y plaisais pas, j’aurais toujours la possibilité de revenir. Quelle aventure ! Il ne m’est même pas venu à l’idée de refuser.

De retour à la maison, je me suis jeté sur l’encyclopédie pour en apprendre un peu plus sur la Pologne. Après le dîner, j’ai demandé à maman la permission de partir. Ce fut un choc. Mais elle m’a toujours laissé beaucoup de liberté dans la prise de mes responsabilités. En outre, accordant une confiance aveugle à l’Opus Dei, elle était fière que son fils ait été choisi pour aller évangéliser un autre pays. Elle accepta donc ce sacrifice d’emblée, bien que vivant à ce moment-là une période douloureuse, un an après la mort de papa, et deux mois après la mort de sa mère.

En revanche, mon départ fut pénible pour mon frère et mes sœurs.

L’aventure polonaise

Je me rappelle encore ce moment où j’avançais seul sur la rampe qui menait à l’avion, un aller simple en poche. Je me sentais comme les acteurs du film Apollo 13, quand les pilotes montent dans la fusée spatiale. J’étais confiant, sachant que je serai accueilli dans un centre de l’Œuvre et que je pourrai suivre ma terminale au lycée français. En outre, j’étais heureux de quitter la maison, fier de prendre mon indépendance.

Juste après avoir atterri à Varsovie, je fus harponné par une dizaine de chauffeurs de taxi. J’attendis, espérant être repéré par mes nouveaux compagnons. Conséquence d’une erreur de traduction, le comité d’accueil cherchait un grand blond. Je suis petit et brun… Un quart d’heure plus tard, dans l’aéroport devenu désert, je finis tout de même par être récupéré et conduit au centre où Nicolas, le directeur espagnol, Mariusz, le premier numéraire polonais, et Yaroslaw, un numéraire américain d’origine polonaise, m’accueillirent. Il était 23 heures. Naïvement, j’avais imaginé que l’arrivée d’un petit Français serait un événement, que l’ensemble de la communauté serait prévenu et m’attendrait. Mais non. La moitié des résidents l’ignorait, et l’autre était déjà couchée. Je ne fis leur connaissance que le lendemain au petit déjeuner, au cours duquel on m’interrogea poliment sur la Révolution française et la Commune de Paris…

Les chambres de la résidence étaient prévues pour trois ou cinq personnes, avec salles de bain communes. On m’a montré mon lit, mon armoire et mon étagère.

Nous étions dix-huit en tout, numéraires et garçons non membres de l’Œuvre. Nous formions une communauté chaleureuse et sympathique, mes compagnons m’encourageaient et corrigeaient mes erreurs de langue.

Lors de notre premier entretien, le directeur me communiqua l’emploi du temps, commun à tous les centres du monde.

Le réveil a lieu à 5 h 50. Certains se lèvent plus tôt pour faire de la gymnastique ou aller courir. Quarante minutes sont prévues pour la toilette à l’issue de laquelle on se rend à l’oratoire pour la prière et la messe. La prière dure trente minutes. Quelqu’un lit à voix haute Méditations, un livre du fondateur réservé aux membres de l’Opus Dei, qui commente l’Évangile.

Après la messe, le directeur surveille le temps réglementaire de l’action de grâce. Elle doit durer dix minutes. Il est parfois difficile de rester assis à l’oratoire alors qu’il ne reste que deux minutes pour le petit-déjeuner ou que l’on risque de rater l’autobus. Ces dix minutes sont cependant obligatoires. On peut ensuite partir en courant dans sa chambre, jeter veste et cravate, redescendre rapidement à la salle à manger, avaler quelque chose. Après quoi, chacun peut vaquer à ses occupations.

À l’heure du repas, tout le monde attend à la porte de la salle à manger. Seul le directeur a le droit de l’ouvrir. Chacun prend place. Le directeur agite une petite cloche pour obtenir le silence et quelqu’un récite alors le bénédicité. Le directeur regarde encore sa montre : le déjeuner et le dîner durent trente minutes. On est tenu de rester ce temps à table, que l’on ait terminé son repas ou non. À part durant les camps d’été, je n’avais jamais vécu dans un centre, je ne connaissais donc pas ce règlement.

J’utilisais déjà le cilice et les disciplines au club Fennecs. (Cilice : sorte de bracelet en fer avec des pointes. Disciplines : petits fouets en corde. Instruments de mortification répandus dans les milieux monastiques d’antan.) Il m’était en revanche interdit de les emporter à la maison, de crainte que mes parents ne les découvrent. Au début, le cilice fait très mal, au point qu’il est difficile de ne pas boiter, et surtout de s’asseoir. Avec le temps, on y devient moins sensible. Ceux qui ont la peau délicate gardent des traces qu’ils doivent soigneusement cacher, surtout à la piscine ! Si quelqu’un nous interrogeait sur ces blessures, il fallait inventer une explication. De la même manière, on nous demandait de mentir à nos parents et à notre entourage, sous couvert d’un devoir de réserve : nous nous devions d’être des chrétiens ordinaires dans le monde.


Ordinaires, mais irréprochables. L’Opus Dei insiste beaucoup sur l’apparence qui doit rester à tout instant un modèle. Je fus rappelé plusieurs fois à l’ordre pour avoir laissé friser mes cheveux. Les numéraires doivent avoir les cheveux courts et bien lissés. À la messe, veste, cravate et chaussures de cuir sont de rigueur. Il est bien sûr interdit de porter des pantalons courts ou des tee-shirts, ou des manches courtes aux repas.

Il n’y a pas d’uniforme, un membre de l’Opus Dei ne devant pas présenter de signe distinctif. Chacun cependant achète ses vêtements accompagné d’un numéraire, chargé de guider ses choix. Jusque il y a dix ans, les femmes n’avaient pas le droit au pantalon. Le port de la jupe, des manches longues et de collants était obligatoire, même en été.

Au final, la manière classique et élégante de s’habiller des membres est partout reconnaissable.

L’Opus Dei perpétue et sanctifie ce style de vie propre aux maisons nobles de l’Espagne d’avant-guerre qui plaisait tant au fondateur, et qu’elle exporte dans le monde entier, sans tenir compte aucunement des usages locaux. S’il peut encore passer inaperçu en Europe, il déroute davantage en Océanie, en Afrique ou au Japon !


Toute dérogation aux règles appelle une « correction fraternelle ». Un membre interpelle le fautif : « Tu as un moment s’il te plaît ? » Et l’entraîne dans un petit salon, dont il referme la porte. On lui signale alors ce qui n’est pas conforme avec le règlement et on lui en répète les impératifs.

J’ai toujours eu du mal avec le choix de mes chemises dont le col est trop étroit ou les manches trop longues. J’en tenais compte dans l’ajustement de mes cravates à l’oratoire, pour éviter l’étranglement. Il me fut rappelé que le port ajusté de la cravate à la messe exprime notre respect du saint-sacrement. Je gardais pour moi la question de savoir s’il ne pouvait se manifester autrement.

Le règlement est là pour être appliqué, un point c’est tout. Précis jusque dans ses détails les plus infimes, minuté, il engendre de multiples corrections fraternelles… J’appris donc à allumer les cierges avant la messe de la bonne manière, en commençant par la bougie de droite, puis celle de gauche, selon l’orientation de l’autel, l’extinction se faisant en sens contraire.

Le « Tu as un moment s’il te plaît ? » prononcé fraternellement, certes, mais sur un ton de frère aîné, crée toujours un malaise. Il va de soi que l’on cherche à éviter ces corrections. Aussi devins-je mon meilleur gardien, m’astreignant au respect constant du règlement. Adieu, spontanéité !


Il règne à l’Opus Dei une atmosphère de secret, visant à ne pas attirer l’attention. Ainsi, la messe se célèbre en latin lorsque nous sommes entre nous. Nous avons gardé les manières traditionnellement déférentes du rite, les amples génuflexions, les signes de croix solennels. Nous utilisons de préférence un missel – en France le Magnificat plutôt que Prions en Église – et ne donnons pas volontiers le geste de paix. En revanche, si une personne de l’extérieur assiste à la messe, les missels sont changés pour dire la messe dans la langue locale.

Plutôt que d’expliquer les raisons de ces choix, il y a une obsession à cacher le mode de vie des membres. Il en va ainsi pour les Preces. Ce sont de petites prières à réciter en latin pour l’Église, le pape, le prélat, l’Œuvre. Il ne faut surtout pas que des étrangers récitent ces prières et l’on doit se cacher pour les dire. Cette composition et cette dichotomie incessantes entre ce que nous vivons et ce que nous pouvons montrer est délétère. À la longue, ses effets paranoïaques se révèlent dangereux pour la personne qui les subit.

Le jour de mon oblation (cérémonie d’entrée à l’Opus Dei, elle me fut proposée lors de mes 18 ans), des étudiants amis n’appartenant pas à l’Opus Dei étaient présents au centre. Il fut décidé d’expédier la cérémonie pendant l’heure du petit-déjeuner, lorsque tout le monde serait à la salle à manger. Deux numéraires firent office de témoins, un troisième monta la garde devant la porte de l’oratoire pour que personne n’entre pendant la cérémonie. Ce fut une profonde déception pour moi. J’aurais tellement aimé pouvoir faire venir des amis, partager ma joie avec eux. Il fallait se cacher comme si nous étions des chrétiens des catacombes, comme si le monde extérieur constituait une menace.


La première année suivant mon arrivée, j’étais en terminale au lycée français, une école privée onéreuse, payée par ma mère. Nicolas, notre directeur, m’expliqua que de nombreuses fondations finançaient le développement de la Pologne et qu’il fallait en profiter. Il me demanda de solliciter une bourse auprès de l’ambassade. Cette idée ne me plaisait pas, mais je le fis.

Je me présentai comme un pauvre petit Français perdu en Pologne, dans l’espoir de faire baisser les frais de l’école. Le conseiller d’ambassade ne compris pas ma démarche, pour lui la solution était simple : rentrer en France, où l’enseignement est gratuit ! Je comprenais ses réticences : un jeune Français arrivant sans ses parents en Pologne, évoquant un tuteur (Nicolas) qui n’était pas vraiment son tuteur, avait de quoi inquiéter. J’étais très mal à l’aise dans cette discussion, pressé d’arriver à un résultat sans avoir d’arguments véritables à exposer pour l’obtenir… Je finis par expliquer naïvement que j’étais engagé dans l’Opus Dei. J’appris, deux ans plus tard, que le conseiller avait convié mes professeurs pour leur transmettre cette information avec circonspection et leur demander de me surveiller.


Nous n’étions qu’une douzaine d’élèves en terminale S et entretenions de ce fait des relations proches avec nos professeurs. Le niveau était moins élevé que dans mon école précédente, j’avais de bonnes notes. Les élèves venaient de familles plutôt fortunées. Beaucoup fumaient des joints. Il m’était cependant difficile d’entretenir avec eux des relations d’amitié car j’étais trop occupé au centre. Il me fallait réciter des prières, faire mon travail de classe, apprendre le polonais deux heures par jour, effectuer des réparations d’entretien au centre, organiser des camps, etc. En outre, tous les deux jours, je devais assister aux activités du centre. Mon agenda était tellement chargé que je ne pouvais passer au plus qu’une demi-heure par semaine avec mes amis. Ils connaissaient mon appartenance à l’Opus Dei même si je ne l’avais pas criée sur les toits.

Je m’efforçais d’être « ordinaire au milieu du monde ». C’est difficile quand on ne peut pas aller au cinéma et qu’il faut éviter les filles ! Il m’était également interdit de danser. J’ai dû inventer une excuse pour ne pas aller au bal de fin d’année, ce qui n’était pas vraiment un renoncement puisque je savais que je ne pourrais pas m’amuser avec les autres, qu’il me faudrait filer rapidement pour ne pas rentrer trop tard au centre. En fait ces fêtes m’attiraient peu. Je préférais être entouré de garçons, c’était plus reposant. Avec les filles, je devais être toujours sur mes gardes, veillant à ne pas me laisser séduire, ni à leur plaire et surtout à ne pas tomber amoureux. Les filles me plaisaient, mais j’y avais renoncé.

Je ne regrettais cependant pas d’avoir choisi cette voie. Elle me donnait un but, une raison de vivre. Les résidents du centre m’étaient sympathiques, je rencontrais des gens intéressants. Je n’ai jamais assisté à un conflit ouvert dans un centre ni été le témoin d’événements spectaculaires ou traumatisants. Une sélection rigoureuse à l’entrée réunit des personnes partageant les mêmes idéaux, la même manière de vivre. Aussi chacun fait-il des efforts pour s’intéresser aux autres, faciliter la vie en communauté, concourant à créer une atmosphère fraternelle et enrichissante. Les jeunes numéraires se soutiennent les uns les autres avec enthousiasme pour faire ensemble quelque chose de leur vie et, par leur exemplarité, contribuer à changer le monde. Pour cela, ils s’évertuent généreusement à améliorer leur comportement, consacrant leur vie à Dieu, essayant de tout leur cœur de vivre l’Évangile.

Pourtant, il n’y a pas véritablement d’amitié entre les membres. Chacun étant très pris par sa mission apostolique, il reste peu de temps pour créer de vrais liens, pour passer du temps ensemble sans motif. Parfois, des « amitiés particulières » se nouent, en violation des règlements. Elles donnent lieu à des sanctions.

Pour ma part, je me suis senti très seul, même si je ne m’autorisais pas à en prendre clairement conscience. De même, je remarquais bien que les directeurs ou les prêtres ne vivaient pas à 100 % ce qu’ils prêchaient, que parfois des rivalités se créaient, mesquines, mais je n’en tirais pas de conclusion. J’avais rejoint l’Œuvre pour Dieu, pas pour ses directeurs. Durant les treize années qui précédèrent ma sortie, pas une seule fois je n’ai remis en question l’Opus Dei, ni même ma vocation. Je cherchais toujours ma place au milieu du monde, mais il ne m’est pas venu à l’idée de changer de chemin : ma décision relevait pour moi de l’engagement définitif.


Désormais bachelier, j’ai entrepris des études de mathématiques, physique et chimie, d’une part parce que j’étais bon dans ces matières, d’autre part parce que je ne savais que faire d’autre. L’Œuvre n’a pas tenté d’influencer mon choix. Après tout, je ne voulais pas devenir comédien ! Les métiers artistiques sont plutôt déconsidérés, on privilégie l’utile : écoles de commerce, droit, architecture, médecine. Les directeurs n’apprécient pas trop les études scientifiques non plus, elles nous accaparent trop et nous rendent moins disponibles à notre mission. Ils n’interviennent toutefois que dans la mesure où on leur demande conseil.

Adieu mes heures de lectures versaillaises, allongé sur mon lit ! J’étais devenu d’autant actif que, parallèlement à mes études, on me confia de plus en plus de responsabilités. Je devins trésorier et secrétaire du centre, puis fonctionnaire au siège de la commission régionale, dressant les statistiques et gérant la correspondance avec les autres centres.

J’ai refusé cependant de remplir les formulaires de subvention de l’Union européenne dans le cadre du programme « Youth for Europe », car il m’eut fallu mentir en affirmant que les camps organisés étaient mixtes, ce qu’ils n’étaient évidemment pas… Je pris également la direction du club des collégiens dont j’assumai, par la suite, le secrétariat.

Mes études achevées, je travaillai à mi-temps pour gagner ma vie, gardant suffisamment de disponibilité pour remplir les tâches internes qui m’incombaient, entre le travail à la commission régionale, les activités du club, etc. Deux ans plus tard, j’essayai de me débarrasser de certaines charges que mon travail à plein-temps de conseil informatique en gestion d’entreprises m’empêchait d’assumer. Je trouvais ces emplois par mes propres moyens. En la matière, chacun est appelé à se débrouiller seul.

En entrant à l’Opus Dei, on y apporte tout ce que l’on possède : argent, maisons, voitures, etc. À l’âge de seize ans, j’avais travaillé pendant l’été dans une agence de change et j’avais gagné mon premier salaire, que j’avais remis à ma mère puisque j’habitais avec elle. Les directeurs s’étaient montrés surpris de mon geste, pensant que j’allais remettre cet argent à l’Œuvre. Comme j’étais encore mineur, ils ne donnèrent pas suite à leur intention.

Pour ouvrir un compte bancaire, il faut demander la permission de la commission régionale, le directeur du centre lui-même n’ayant pas suffisamment de pouvoir pour l’autoriser. En outre, ce doit être un compte joint, ouvert avec un autre numéraire. On laisse la carte bancaire chez le trésorier du centre, avec son code, et des chèques en blanc, signés.

L’argent gagné est remis en totalité au secrétaire du centre, qui donne à chacun, au fur et à mesure, ce dont il a besoin. À la fin du mois, la liste des dépenses, du dentifrice au billet de bus, est adressée au directeur. Pour sortir boire un verre, il faut systématiquement une justification apostolique : on n’a pas à y aller pour soi. En revanche, dans le cadre de notre mission, il est possible de partager une bière avec une recrue pour prendre le temps de parler.

Tout ce qui permet de recruter des nouveaux membres est permis. Il faut être attentif cependant à ne pas perdre de temps avec ceux qui ne pourront vraisemblablement pas entrer à l’Œuvre, des personnes divorcées par exemple.

Au bord du gouffre

Recruter toujours d’avantage est le but caché et non avoué de l’Opus Dei. Le directeur m’avait expliqué que la phrase du fondateur « sur cent âmes, les cent nous intéressent » signifiait en fait que je ne devais m’occuper que des garçons susceptibles de développer une vocation.

Nous nous efforcions donc d’attirer au centre des personnes « utiles » et de dissuader celles qui ne l’étaient pas. Nous proposions des conférences aux étudiants par différents moyens publicitaires. Si des filles se présentaient, nous les refoulions.

Je me souviens d’un étudiant venu aux conférences à la suite d’une publicité passée à la radio. Il était atteint d’une maladie dérangeante : obèse, il transpirait abondamment. N’étant en outre pas un génie, il n’apportait rien à l’image de marque de l’Œuvre. Il était donc « inutile » et le conseil local décida de se débarrasser de lui. Rien ne pouvait se faire ouvertement, bien sûr. Il fallait donc provoquer le renoncement volontaire de l’intéressé. Mon directeur connaissait un moyen infaillible. Il chargea un membre de lui demander de l’argent chaque fois qu’il viendrait au centre. Ce fut, une fois de plus, d’une redoutable efficacité.

À ses débuts, l’Opus Dei recruta des universitaires et des étudiants. Cette stratégie devenant avec le temps moins efficace, l’âge des cibles fut abaissé et l’effort porta alors sur les lycées et les collèges[#_ftn3 [3]], les jeunes se soumettant plus facilement à l’argument « c’est comme cela parce que saint Josémaria en a décidé ainsi »… Ce faisant, les directeurs se rendirent compte qu’ils intervenaient encore un peu tard, l’éducation de ces jeunes étant déjà, en grande partie, achevée.

L’éducation devint alors la nouvelle priorité. L’Opus Dei ouvrit des écoles primaires et même des maternelles, afin de transmettre ses valeurs sur des terrains vierges. L’enseignement dispensé dans ces écoles véhicule tout un lot de phobies envers le monde extérieur, présenté comme païen et dangereux.

Passée la trentaine, l’adaptation à l’obéissance que l’on attend des numéraires étant moins envisageable, les recrues intègrent une sous-catégorie, celles des agrégés.

Le prosélytisme est une obsession. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai finalement quitté l’Œuvre. L’actuel prélat a décrété un beau jour avoir eu une illumination divine : dans chaque pays, dans chaque section, féminine et masculine, il devait y avoir cinq cents nouvelles vocations de numéraires dans l’année. Un véritable vent de folie a secoué le mouvement à la suite de cette directive. Depuis, tout ce qui bouge est incité à entrer dans l’Œuvre. Le recrutement se fait sans aucun discernement. Il ne repose plus ni sur la vocation, ni sur la maturité, ni même sur la foi, l’Opus Dei ayant décidé de s’occuper elle-même de la rechristianisation d’une société en perte du sentiment divin.

Forte de sa mission, tous les moyens sont bons pour attirer les gens. On étudie les préférences des garçons afin de leur offrir des activités susceptibles de leur plaire. On nous a aussi demandé d’établir la liste des cent personnes les plus influentes de la société polonaise pour ensuite entrer en contact avec elles. Bien entendu, le but était de les convaincre de leur « vocation divine » pour les gagner à l’organisation.


Manque d’efficacité apostolique, insuffisance d’efforts, d’engagement ? Je n’ai jamais pu recruter un seul membre ! Tout entrant au centre a son numéraire attitré, chargé de proposer, au sein d’une relation plus personnelle, une approche de l’Œuvre, une direction spirituelle, une préparation à la vocation. Dès que le conseil local du centre décide qu’une personne est « mûre », son ami numéraire est invité à évoquer avec elle la vocation et à rapporter ensuite aux directeurs le contenu de leur conversation. Le conseil décide alors de la suite des événements : arguments à utiliser, livres à conseiller, activités à engager, etc.

J’ai bien sûr tenté de susciter des vocations. Mais lorsque je m’opposais à un refus, cela mettait fin pour moi à la tentative. Pas pour les directeurs : « Laisse-le tranquille un certain temps, puis reviens sur le sujet. » Quand je répondais que mon ami m’avait demandé de ne pas insister et que j’allais respecter sa décision, c’était interprété comme de la désobéissance. On m’enlevait alors parfois la supervision de cette personne et un numéraire plus « efficace » s’en occupait.

Ce fut le cas de Christophe D., un garçon de quinze ans environ. Il venait aux activités que je dirigeais au club : cours d’informatique, aide à l’étude, cours de lecture rapide, tournois de foot, tournages de films, excursions, etc. Toutes ces activités ont pour unique objectif d’attirer les enfants aux centres. Elles sont offertes à des prix très concurrentiels, cela d’autant que les moniteurs (numéraires) ne sont pas rémunérés et qu’ils financent souvent eux-mêmes ces activités.

Christophe était un enfant pieux. Il venait au centre depuis quelques années et il était bien intégré. Le conseil local décida de le recruter. J’ai parlé avec lui de la vocation, lui ai expliqué le genre de vie que je menais et qu’il avait la possibilité de devenir comme moi. Nous avons parlé de ses buts dans la vie, mais lui ne se sentait pas prêt. Pour moi, le sujet était clos.

Je me suis absenté du centre un week-end pour emmener des garçons en excursion. Afin de répondre à la demande formelle du conseil local, j’avais posé une fois encore la question à Christophe le vendredi soir, avant de partir, de savoir s’il voulait être numéraire. Sa réponse fut à nouveau négative. À mon retour le dimanche soir, on m’apprit qu’il avait écrit la lettre de demande d’admission. Que s’était-il passé en deux jours ? Sa « vocation » a duré un an ou deux, après quoi il s’est éloigné de l’Opus Dei. Deux années pendant lesquelles on lui rappela de manière quasi quotidienne son devoir de fidélité à l’Œuvre, à Dieu.

On nous répète à l’envi : « Pour que trois numéraires persévèrent, il en faut dix qui demandent l’admission. » Qu’advient-il des sept que nous avons convaincus de leur « vocation divine » et qui nous quittent, en ayant souvent l’impression de ne pas avoir été à la hauteur de leur engagement ?


Les numéraires n’ont pas de vacances mais trois semaines de « cours annuel », de philosophie, théologie, et de doctrine opusiennne. Il y a aussi une semaine de retraite par an. Les quelques jours de congés restant se passent, en général, en camps. Noël se fête avec un dîner solennel, les cadeaux et la messe ; on chante des cantiques, on regarde un film. Avec Pâques, ce sont les deux seuls jours de l’année où l’on peut faire la grasse matinée.

Pour ce qui est des cadeaux, le budget alloué est de vingt euros par personne. Chacun fait sa liste de souhaits et reçoit ce qui a pu être acheté. Un principe détermine qu’on ne peut pas utiliser les cadeaux que l’on reçoit pendant l’année. Il faut les remettre au secrétaire du centre. Ce dernier s’occupe de les redistribuer à ceux qui en ont besoin.

Maman était venue avec ma sœur pour la première fois en Pologne, deux ans après mon départ, pour fêter Noël. Elles habitaient chez un élève à qui je donnais des leçons de français pour gagner un peu d’argent. Les visites familiales au centre sont réglementées, on n’a pas le droit d’inviter à déjeuner, ni de montrer nos chambres, seulement de recevoir au salon, une dizaine de minutes. Nous avons passé l’après-midi de la veille de Noël tous les trois. Je devais dîner au centre, où elles me rejoindraient pour la messe. Mon ami avait tellement peur d’arriver en retard qu’il les a conduites une heure trop tôt, juste au moment de la distribution des cadeaux. Elles ont donc assisté à la cérémonie. Ma mère n’apprécia pas de voir le père Noël sortir les cadeaux qu’elle m’avait envoyés pendant l’année et les distribuer à tous les assistants, sauf à moi !

Je n’ai eu le droit de voir ma famille que deux ou trois jours par an, pendant les vacances. Lorsque je rentrais à Versailles, j’étais toujours de passage, pressé, suroccupé. Quand ma sœur est tombée malade, j’eus une excuse pour passer un peu plus de temps à la maison. Higinio, un numéraire espagnol de mon âge, n’a pas eu cette chance : il n’est retourné voir ses parents qu’au bout de cinq ans.


La vie dans les centres de l’Opus Dei est exténuante. Je finis par être débordé de toutes parts et dus reconnaître que je n’y arrivais pas, que c’était au-delà de mes moyens. Je demanda à être libéré de mon poste de secrétaire et de trésorier, ou, tout au moins, recevoir de l’aide. Personne ne s’intéressait à mes difficultés. « Bruno s’en occupera. »

J’ai signalé maintes fois mon épuisement aux directeurs, au vicaire régional. Mais comme il n’y avait personne pour m’aider, ils m’invitaient plutôt à ne pas penser autant à moi et à persévérer. Et je persévérais, épuisé, trop sensible peut-être à la pression des directeurs. Certains de mes condisciples, plus solides, faisaient peu de cas de leurs remontrances, accomplissant ce qu’ils estimaient opportun et s’arrêtant là. Quant à moi, je m’efforçais toujours de répondre à la recommandation d’excellence, en voulant tout faire de mon mieux.

Dans l’impossibilité de me reposer, je touchai mes limites. Il m’était en effet interdit de faire la sieste, de me lever un peu plus tard ou de me coucher un peu plus tôt. Le même horaire s’impose à tous, aux jeunes comme aux plus âgés, aux malades comme aux personnes en bonne santé. Cette impossibilité de me reposer était ce qui me minait le plus. J’étais toujours sous tension, toujours en train de travailler, d’étudier ou de prier. Les temps réglementaires de détente suffisaient à certains, pas à moi.

Je m’aperçus que les directeurs et les prêtres, qui prêchent si ardemment le profit du temps, le vivaient bien différemment. Et cela pour une bonne raison, l’optimisation préconisée est tout simplement irréalisable ! On ne peut être un automate parfait, travaillant et priant en permanence. Le modèle proposé par l’Opus Dei n’a d’ailleurs pas été accompli par son fondateur, en dépit de ce que prétendent ses hagiographes.

Les prêtres disent qu’il faut réciter le plus de chapelets possible, à chaque minute inoccupée. Mais ils ne le font pas. Pour survivre dans l’Opus Dei, il faut se distancier de ce qui est dit, choisir de ne pas tout appliquer. D’ailleurs, tout le monde ne s’engage pas à corps perdu. Certains mènent une petite vie tranquille à l’intérieur, rassurés d’être parfaits, de remplir la volonté divine et d’avoir le salut garanti. Ils sont comme de vieux prisonniers, confondant enfermement et sécurité, craignant avant tout d’avoir à affronter leur liberté. Je n’avais pas leur cuir. J’étais trop idéaliste et faisais preuve de trop bonne volonté. Cela m’a perdu, mais cela m’a aussi sauvé…


Un jour, j’ai décidé de ne plus réagir aux harangues enflammées du prélat et des directeurs. Je ne sais toujours pas ce qui a déclenché cette décision. Mais j’ai commencé à me débarrasser peu à peu des charges que j’avais en trop. Pourtant, je me sentais toujours aussi fatigué, une fatigue de fond, constante, usante. L’année suivante, j’allégeai encore mes activités, mais sans résultat probant. Je ne retrouvais toujours pas ma vitalité.

Au bout de cinq ans, sans possibilité de repos et moins encore de récupération, j’avais de sérieux problèmes de concentration au travail. Je n’avais plus la force de lire, d’exercer un hobby, ni même de feuilleter un journal. J’ai réellement envisagé le suicide, de façon confuse certes, mais assez sérieusement pour en être troublé et m’y appesantir. J'en faisait part aux directeurs spirituels qui m'étaient successsivement assignés, sans grande réaction de leur part.

Tout ce que j’aimais était interdit, ou bien on ne me laissait pas le temps de le faire. L’exigence spirituelle chassait l’humain de ma vie.

Quand je faisais part de mes difficultés, la réponse était invariable : prier davantage et moins penser à moi. Mes impossibilités étaient présentées comme des manifestations de l’ego : orgueil, refus de l’aide spirituelle, faiblesse de l’engagement, amour de Dieu insuffisant, etc. Ces messages, reçus en permanence, tous les jours, pendant la prière du matin, les causeries, les méditations, les lectures, etc. invitent sans cesse à se corriger coûte que coûte, pour plaire à Dieu. Vivre l’exemplarité au quotidien, pour attirer d’autres fidèles. Mes états d’âme ou mes sentiments personnels n’intéressaient personne, j’étais attendu au résultat… Les directeurs ne réagissent en fait qu’au moment où les obligations ne sont plus remplies. Ils s’intéressent à nous lorsque l’on devient un problème qu’il convient de circonvenir au plus vite, afin de nous remettre au travail.

J‘arrivais à chaque cours annuel à bout de forces. Les directeurs continuaient de me répondre qu’il n’y avait aucune raison valable à cet état de fait, qu’il me fallait persévérer, que les temps de repos prévus par le règlement devaient me suffire. Je n’avais qu’une envie : m’allonger sous un palmier… je n’avais plus goût à rien. À la fin de l’année 2006, je n’arrivais même plus à suivre le cours annuel. J’allais dans ma chambre et regardais le mur. Je n’avais envie d’aller nulle part. J’avais à peine la force d’accomplir le minimum nécessaire pour éviter les corrections fraternelles. Cette année-là, même les trois semaines de cours ne parvinrent pas à me remettre sur pieds.

À la sortie de ce dernier cours annuel, du fond de mon marasme intérieur, j’ai pris conscience qu’il me fallait à tout prix réagir. Et cela de manière définitive. J’ai décidé d’un coup de reprendre ma vie en main, de me soigner moi-même, de ne plus faire confiance aux directeurs. C’était fini, terminé. J’ai laissé tomber les activités internes dont j’étais chargé, excepté le club avec les enfants auxquels je voulais continuer à offrir mon affection et mon soutien.

Je savais que je ne pourrais m’en sortir seul, j’ai donc commencé à chercher de l’aide à l’extérieur. Je suis allé voir un prêtre diocésain, deux psychologues, un psychiatre et même un neurologue. Quand je leur racontai mon style de vie, je les vis écarquiller les yeux. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai compris, peu à peu, que ce que nous subissions à l’Opus Dei était inacceptable. J’ai aussi compris que ma dépression et mon mal-être étaient uniquement dus à mes conditions de vie. J’avais également conscience que les décisions des directeurs n’étaient pas la cause directe de mes difficultés, mais que leur source étant institutionnelle, elles émanaient du cœur même du système imaginé et développé par Escriva de Balaguer et ses successeurs. Ainsi, même si je changeais de centre ou de pays, je resterais confronté aux mêmes impossibilités.

La seule échappatoire était donc de quitter l’Œuvre. Ce fut une décision douloureuse et pénible car je restais malgré tout persuadé de ma vocation et de l’intégrité de l’Opus Dei. À l’aide d’entretiens menés à l’extérieur, je pus prendre une certaine distance, analyser ma situation. « J’ai la vocation à être numéraire, mais cette condition de numéraire me rend malade. Dieu ne peut pas me vouloir malade, je n’ai donc pas d’autre solution que de sortir de l’Opus Dei. » Il n’existait pas d’autre solution que de couper d’un coup

Je communiquai au directeur mon intention de partir, refusant toute discussion avec lui pour échapper aux pressions et chantages prévisibles. Il ne put qu’en prendre acte. Jusqu’alors, il ne s’inquiétait pas trop de mes plaintes. C’est seulement à ce moment qu’il prit peur, son rôle de directeur consistant précisément à éviter de telles situations. Il se montra soudain prêt à toutes les concessions pour me retenir. Ce qui était impossible auparavant devenait d’un coup possible. Mais j’étais averti, sachant que les exceptions au sein de l’Œuvre n’ont qu’un temps.

Pendant les deux semaines qui suivirent notre entretien, je cherchai un appartement. Je ne venais au centre que pour manger et dormir. Je percevais un bon salaire et il me suffisait d’arrêter de verser ma rémunération à l’Opus Dei pour retrouver mon autonomie financière. Cependant, ayant jusqu’ici tout donné à l’Œuvre, je n’avais aucune économie. Sans ce travail à l’extérieur, je n’aurais pu donner suite à ma décision. Ceux qui travaillent en interne – ils sont nombreux – n’ont souvent pas de contrat de travail et, partant, aucune sécurité sociale, ni retraite. C’est d’ailleurs ce qui dissuade certains de partir. Ils se retrouveraient à la rue, sans le premier centime. Ma situation était confortable, il faut bien l’avouer.

Un matin, après la messe, j’ai annoncé au directeur que je m’en allais. Il a proposé de m’aider à faire ma valise ou à m’installer dans le nouvel appartement. J’ai refusé. Je voulais commencer une nouvelle vie sans aucun lien avec ceux que j’estimais responsables de mon anéantissement.

Quand je descendis l’escalier avec mes valises, l’aumônier tenta sa chance à son tour. Il me me demanda un entretien. Je lui en demandai le sujet, précisant qu’il était inutile de vouloir me retenir. « Il s’agit de ton âme ! »

Ainsi, en quittant l’Œuvre, je perdais mon salut.

Retour à la vie

Pour l’Église, les numéraires sont des laïcs. Leur engagement n’est donc pas un vœu, mais une simple déclaration d’intention qui peut être rompue à tout moment. Toutefois l’Opus Dei établit un lien si fusionnel avec ses membres qu’ils oublient cela.

Je ne suis pas sorti pour rechercher le bonheur, mais pour sauver ma peau. J’avais l’impression de sauter d’un train qui roulait vers le précipice. Quand la vie est en jeu, on ne se demande pas si l’atterrissage sera indolore. Je ne me sentais pas malheureux, simplement détruit. Les idéaux selon lesquels je vivais depuis quinze ans n’étaient que ruines. J’avais un mal terrible à accepter ce qui m’arrivait, je vivais cela comme un violent divorce.

Je m’en prenais à Dieu. Je lui avais consacré avec amour tout mon cœur, mes espoirs et toute ma jeunesse, dans une Œuvre que j’avais considérée comme un engagement pour la vie. Et rien ne s’était déroulé comme prévu. En quittant l’Opus Dei, avais-je perdu Dieu ?

J’ai tout de suite ressenti le besoin de comprendre ce qui s’était passé. De savoir comment un tel gâchis avait été possible. J’entrai en contact par Internet avec d’anciens membres – ils sont des dizaines de milliers. Rappelons que selon les statistiques internes, pour trois membres actifs, il existe sept ex-membres ! Je me mis à lire des centaines de témoignages dont beaucoup présentaient des points communs avec mon expérience, m’ouvrant les yeux sur bien des choses cachées à ceux qui s’engagent.

C’est ainsi que je découvris combien l’histoire de l’Opus Dei est déformée par la propagande officielle, combien la vie du fondateur est présentée d’une manière édulcorée et embellie. En outre, la place de l’Opus Dei dans l’Église n’est pas celle que l’Œuvre enseigne à ses membres. Je me suis aussi rendu compte que les méthodes employées par l’Opus Dei s’apparentent à celles employées par les sectes. C’est un système fermé, totalitaire, qui coupe ses membres du monde et écrase ses détracteurs au nom de Dieu.

Les textes internes, réservés aux seuls dirigeants et classés dans des armoires fermées à clé, sont rédigés en espagnol. Ils supposent donc la maîtrise de cette langue. En outre leur accessibilité s’échelonne en fonction des grades obtenus, au mérite en quelque sorte. Je n’eus accès à certains règlements qu’en me préparant à devenir directeur. Lorsque je fus nommé membre du conseil local, je reçus la clé de la fameuse armoire. Ce fut une véritable promotion, j’avais enfin accès aux sources du savoir.

Les textes sont présentés de belle manière, émaillés de citations de la Bible. Tant que j’étais opusien, je ne m’étais pas rendu compte que les comportements décrits étaient souvent contraires à l’esprit de l’Évangile. Même à ma sortie, quand je relisais les textes du fondateur, je ne trouvais rien à redire. Ce n’est qu’au bout de quelques mois, après avoir récupéré un peu de distance et d’esprit critique, que je perçus d’évidentes incohérences. L’information est dans l’Œuvre contrôlée à tel point que le livre de John Allen par exemple (L’Opus Dei, un regard objectif par-delà les mythes et sur la réalité de la force la plus controversée de l’Église catholique, Doubleday, 2006), bien que favorable à l’organisation, est introuvable dans les centres. Il n’est pas conseillé de le lire, et je ne l’avais d’ailleurs pas lu. On me remit toutefois un argumentaire que je devais répéter aux surnuméraires pour les dissuader d’en entreprendre la lecture. Pourquoi ? Parce qu’il contient la liste des accusations envers l’Opus Dei. Ceux qui connaissent la réalité interne peuvent alors apprécier l’insuffisance de certaines réponses apportées…


À peine sorti de l’Opus Dei, j’invitai mes anciens camarades pour leur expliquer mon départ et en parler avec eux. Connaissant la manière de procéder des directeurs, je leur avais adressé un message pour qu’ils sachent bien que je n’étais pas en vacances ! Aucun n’a repris contact avec moi. D’ailleurs, si l’un d’eux l’avait souhaité, il eut dû s’en ouvrir au directeur qui l’en aurait dissuadé : à quoi bon puisque, de toute façon, je ne reviendrai pas ?

Tout départ de l’Œuvre est considéré comme définitif. Il n’y a pas de pardon, pas d’enfants prodigues, c’est écrit dans les règlements. Même si je faisais acte de contrition, Dieu m’en préserve, ils ne m’accepteraient plus. Sans compter que mon analyse pourrait influencer de petits numéraires…

Je suis rayé de la liste. Je ne suis plus des leurs, ils n’ont plus de temps pour moi. Certains de mes anciens frères que je croise parfois dans la rue ne me saluent même pas. J’ai lu cependant dans le regard de quelques-uns comme un vent de panique. Et si j’avais raison ? La question fait peur, mais la réponse effraie davantage, car quitter l’Œuvre, n’est-ce pas trahir Dieu et l’Église ?


Je suis sorti très déprimé de l’Opus Dei. En ruine. Un chantier d’incertitudes. Mes angoisses, mes doutes trouvaient un écho terrible dans le regard de mes proches. Ma sœur, sortie cinq ans avant moi, ressentait ce départ comme un séisme, il la renvoyait à sa propre culpabilité, convaincue qu’elle était de ne pas avoir été à la hauteur de son engagement.

Ma sortie fut également un choc pour ma mère, la confrontant à de douloureuses contradictions. D’un côté, elle avait voulu croire jusqu’ici que j’étais un parfait numéraire, épanoui et sûr de sa vocation, malgré l’état d’épuisement dans lequel elle me voyait. Cela l’aidait à accepter l’échec qu’avait vécu ma sœur, mais aussi le sien : elles n’avaient pas pu tenir. Acceptation douloureuse qui permettait d’éviter bien des questions. De l’autre côté, elle percevait également que toutes deux ne pouvaient porter seules la culpabilité de cette rupture et elle avait accumulé une rancœur qui put enfin se faire jour dans nos longues discussions. Nous eûmes enfin l’occasion de partager nos sentiments, nos expériences, ce que nous n’avions jamais fait jusqu’à présent. Cette mise à plat confiante eut un profond retentissement familial, mes cousins et cousines numéraires ayant quitté également, chacun à son rythme, l’Opus Dei.

En me voyant recommencer à sourire, à rire, à me comporter d’une manière plus naturelle, ma mère eut le sentiment d’avoir retrouvé son fils. Je redevenais petit à petit celui que j’étais avant. Dès ma sortie, j’ai retrouvé un rythme normal. Quelle quiétude de se sentir enfin ordinaire ! Je ne suis plus ce détenteur de la Vérité qui doit impérieusement convertir les autres.


Aujourd’hui, j’essaie de me reconstruire. Marguerite et sa fille Joanna me tiennent la main. Sans leur soutien, je crois que je me serais dilapidé. J’aurais pu céder à des tentations suicidaires ou me serais perdu dans la débauche. L’amour de Marguerite et l’acceptation de la part de Joanna m’ont permis de franchir ces fossés.

Toutes mes certitudes anciennes sont ébranlées. Une retraite de discernement, sur la base des exercices spirituels de saint Ignace, m’a permis de découvrir que l’Église ne se limitait pas à l’Opus Dei, que Dieu n’est pas forcément le juge sévère que l’Œuvre nous présente. Là, en compagnie de retraitants de tous âges, de toutes origines sociales, j’ai vraiment eu l’impression d’être revenu au sein de l’Église.

Il me faut faire la difficile part des choses entre Dieu et l’Opus Dei, entre l’Église et l’Opus Dei, entre le Dieu de l’Évangile et le Dieu de l’Opus Dei. Et cette part est particulièrement difficile à faire car elle est génératrice d’une tension que j’ai trop connue. J’éprouve aujourd’hui une forme d’allergie à toute direction spirituelle qui me rappelle les interrogatoires de l’Opus Dei. Bloquer certains automatismes psychiques et spirituels reste encore un effort. Cela prendra du temps.

Je souhaite ardemment, par cet ouvrage, prévenir les parents qui envoient leurs enfants aux activités de l’Opus Dei du danger qui les menace, et je demande aux autorités de l’Église d’intervenir pour empêcher les abus qui s’y commettent. Il est grand temps que les responsables ecclésiaux réagissent. La hiérarchie de l’Église est connue pour sa passivité et son goût du secret. Sa réaction aux abus sexuels de certains prêtres a été si tardive… S’intéressera-t-elle aux excès commis par une institution qui suscite des vocations et apporte de l’argent à l’Église ? La plupart des évêques savent parfaitement que les pratiques de l’Opus Dei ont des relents sectaires.

Jusqu’à présent, l’Œuvre a parfaitement contrôlé la circulation interne de l’information par la surveillance systématique des correspondances, des lectures, de l’accès à la télévision. Mais Internet a changé la donne. Dans les centres, les ordinateurs sont placés dans des salles communes aux vitres transparentes, et bien que des filtres aient été installés, il est évident que la prélature perd un peu de la mainmise sur la pensée de ses petites brebis. Désormais, les anciens membres peuvent faire part de leur expérience aux quatre coins du monde.

Avant la parution de ce livre, l’Opus Dei n’avait aucune raison de me discréditer, il lui suffisait, comme elle le fit, de m’ignorer. Vais-je subir un traitement différent ? Peu importe. C’est pour moi une forme de mission de dire ce nous sommes nombreux à avoir vécu.

J’avais le sentiment d’être libre au sein de l’Opus Dei : j’y étais parce que je le voulais, j’obéissais parce que je le voulais… Et pourtant, j’accède aujourd’hui, peu à peu, à une vraie, à une profonde liberté intérieure. Ma conscience est en paix. Je sais que ma confiance a été abusée, mon désir de Dieu utilisé à des fins malhonnêtes. Dieu n’est pour rien dans tout cela.

Entouré de Marguerite et Joanna, de ma famille et de mes amis librement rencontrés et choisis, j’avance sur un chemin désormais grand ouvert. Et j’en rends grâce chaque jour.